Philippe Brault est incontournable dans le paysage musical québécois. Il a réalisé les nouveaux albums d'Ariane Moffatt, de Safia Nolin, de Koriass et des Beaux Sans-Coeur, groupe qu'il a formé autour de son complice de longue date, Pierre Lapointe. On peut voir le bassiste de 37 ans sur scène, en tournée avec Salomé Leclerc et Ariane Moffatt. Il a composé la musique du plus récent film de Sébastien Pilote, La disparition des lucioles.

Tu es partout cet automne: avec Safia, Ariane, Koriass, Salomé Leclerc. Ce fut une rentrée intense. Est-ce que Philippe Brault est le parrain de la musique québécoise?

[Rires] Ben non! Si j'étais le parrain, c'est moi qui déciderais de tout! On m'invite à participer à ces projets-là. Ce n'est pas moi qui les lance. Je ne suis pas le parrain. Je navigue là-dedans, mais ce n'est pas moi qui conduis le bateau.

Safia a déjà dit que tu étais un rehausseur de goût, le sel qui rend ça meilleur.

Je le vois plus comme ça. Ce serait une erreur de ma part d'être le goût principal. Il y en a qui font plus ça, comme réalisateurs. J'ai plus tendance à mettre le sel pour que ça goûte plus ce que ça devrait goûter. Mais avec Safia, c'est un rapport différent. On s'est connus au Festival de Granby alors qu'elle avait seulement écrit trois chansons.

Avais-tu l'impression de découvrir un diamant brut qu'il fallait polir?

J'avais surtout l'impression qu'il ne fallait pas trop le polir! C'est rare quand on rencontre des artistes comme ça. Je ne sais pas pourquoi, mais on sait qu'on est devant quelqu'un de spécial. On rencontre plein de super artistes, mais brut à ce point-là, c'est rare. Il y a des gens qui pensent que Safia n'est pas toujours bien dans sa peau aujourd'hui. À l'époque, c'était incroyable. Elle n'était pas prête. Mais je la regardais et je me disais que ce n'était pas possible que cette fille-là retourne travailler dans un dépanneur à Saint-Ferréol. Je n'arrivais pas à l'accepter. Parfois, on pousse le projet à ses débuts. Mais c'est rare.

C'est donc rare que tu sois le parrain...

Oui! Tu me fais rire avec ça! J'adore les premiers disques, même si les artistes les haïssent presque tout le temps par la suite. Il y a quelque chose d'excitant à être parmi les premiers à entendre quelque chose de nouveau. J'ai seulement fait le mix, c'était la fin du projet, mais quand j'ai entendu l'album d'Hubert Lenoir, je me suis dit qu'il fallait absolument lui donner la lumière qu'il méritait, même si le label avait surtout l'intention au départ de le présenter comme le complément d'un livre.

Tu disais que certains réalisateurs se mettaient davantage au coeur des projets. Est-ce que ton attrait auprès des artistes s'explique par le fait que tu te mets à leur service?

C'est un peu connu que c'est comme ça que je travaille. En même temps, si je n'apportais pas une couleur particulière au projet, qu'on ne la remarquait pas, les gens ne s'intéresseraient pas à moi! Les artistes n'ont pas juste envie de travailler avec quelqu'un qui est toujours d'accord avec eux. On n'est pas toujours le meilleur juge de ce que l'on fait. Mais ce côté de ma personnalité fait en sorte que j'ai des relations à long terme avec des artistes.

Sur des projets très variés...

Oui. Parfois, les gens me disent: «D'un disque à l'autre, on ne te reconnaît pas.» Moi, je me reconnais! Je m'entends! Des fois, ça m'énerve. Je ne suis pas si intéressant à entendre!

As-tu parfois peur d'être trop partout?

C'est un gros automne. Surtout parce que ce sont des projets plus attendus. Quand j'ai vu que tous les albums sortaient en même temps, c'est vrai que j'ai eu une petite angoisse. J'ai eu peur que les gens se disent: «Il est partout!» C'est vrai. Je ne peux pas le nier. Mais en même temps, je n'ai pas de contrôle sur le calendrier des sorties. Même moi, mon cerveau était saturé cet automne ! Il y a un disque qui sort, et il y en a un autre dès la semaine suivante.

Est-ce que ça peut te nuire?

Il y a toujours un danger à ça. C'est un couteau à double tranchant. Si personne ne travaille avec toi, personne ne voudra travailler avec toi. Et si tout le monde travaille avec toi, personne ne voudra être juste un artiste de plus qui travaille avec toi! Je ne me pose pas trop ces questions-là, parce que j'ai d'autres projets, au théâtre, par exemple.

Tu fais de la musique pour le théâtre. On s'est beaucoup posé de questions sur la diversité au théâtre l'été dernier. Est-ce qu'il y a les mêmes enjeux en musique?

Honnêtement, la question dont on parle tous les jours, c'est beaucoup plus la parité entre gars et filles. C'est une question qui n'est pas facile à régler. Tout le monde s'en rend compte. Ce sera plus à moyen terme. Tu cherches dans les listes de musiciennes et d'ingénieures, et il n'y a pas beaucoup de noms pour l'instant. On a ces discussions-là régulièrement et c'est important qu'on les ait. On ne les avait pas auparavant. La réalité n'a pas encore changé, mais les discussions ont changé. Au théâtre, c'est différent, parce que les institutions sont impliquées. En musique, on joue avec nos chums. Au théâtre, il y a aussi à mon avis un écart générationnel important. Il y a des gens de bonne volonté qui, clairement, ne comprennent pas le problème de l'appropriation culturelle, par exemple. En musique, on se pose peut-être moins la question, mais je ne sens pas de réticence à plus de diversité.

Tu parles des institutions. Ton père, Simon Brault, directeur du Conseil des arts du Canada, a beaucoup été impliqué dans les controverses au sujet de SLĀV et de Kanata. Qu'est-ce que tu en as pensé?

Il a été dans l'eau chaude! Comme tout le monde, je ne suis pas toujours d'accord avec mes parents. Mais sur ce sujet-là, j'étais absolument d'accord avec lui! C'est un sujet qui lui tient vraiment à coeur. Il y croit depuis longtemps. Certains se sont demandé si le Conseil des arts devait financer ou pas Kanata. Je me suis plus demandé si mon père allait bien! Je travaille beaucoup avec des artistes plus jeunes, qui ont un point de vue très intéressant - et parfois radical - sur la diversité et la parité. Le choc était grand avec le milieu du théâtre qui est un lieu d'ouverture et d'expérimentation, mais que j'ai trouvé vraiment en retard.

J'ai vu récemment une vidéo de Koriass, qui était invité à faire du freestyle à l'émission web française Rentre dans le cercle. Il disait que c'est parce qu'il est blanc qu'il intéresse les médias et que jamais on n'inviterait «un street rapper black» à Tout le monde en parle. Les têtes d'affiche du rap québécois sont très blanches: Koriass, Loud, Yes McCan...

C'est drôle parce que la discussion sur l'appropriation culturelle, qui a l'air nouvelle pour bien des gens, existait déjà quand Eminem est arrivé à la fin des années 90. Un Blanc qui rappe, certains trouvaient ça louche. Au Québec, c'est particulier, parce qu'il y a plein de rappeurs, il y a plein de diversité, et les labels les poussent autant qu'ils poussent Koriass...

Mais les médias n'en parlent pas beaucoup...

Il y a aussi le fait que le rap «queb» parle beaucoup à une jeunesse de banlieue blanche. En même temps, les Dead Obies, c'est métissé. Alaclair Ensemble aussi. Je pense que ça change, mais les rappeurs blancs portent en eux une espèce de culpabilité face à la question de l'appropriation culturelle depuis le début. Ils ont toujours eu à se justifier de faire du rap, avec une déférence pour ceux qui étaient là avant. C'est intéressant à voir.

Ariane Moffatt a récemment écrit sur Twitter qu'il y avait beaucoup d'ironie à faire autant de promotion autour d'un album que personne ne va acheter...

Je ne sais pas. Ce n'est pas parce qu'un disque n'est pas acheté qu'il n'existe pas! Mais je comprends Ari. Comme réalisateur qui gère les budgets des albums, j'ai vu tout ça fondre. Comme Pierre Lapointe avec qui je travaille, elle fait partie de la dernière vague d'artistes qui ont vendu 180 000 ou 200 000 exemplaires. Je ne suis pas content qu'il y ait moins de revenus, mais je ne déteste pas que la réflexion se déplace ailleurs. Si on n'a plus la contrainte de vendre 200 000 albums, on n'est pas plus libre de faire exactement ce qu'on veut? L'amateur de musique indépendante en moi y voit des avantages. Les premiers qui sont passés à des services de streaming comme Apple Music et Spotify, ce sont des musiciens. On écoute plus de musique que jamais. Mais il faut aussi pouvoir vivre de ça et c'est plus compliqué. Je pense qu'il ne faut pas le voir comme la promotion d'un disque, mais comme celle d'un projet artistique, qui va se décliner en spectacle sur deux ou trois ans. C'est la nouvelle réalité.

Photo André Pichette, La Presse

Philippe Brault vit un «gros automne». «Quand j'ai vu que tous les albums sortaient en même temps, c'est vrai que j'ai eu une petite angoisse», dit-il.