Yes McCan sentait le besoin de «foutre le feu». De se transformer musicalement. Après 10 ans avec Dead Obies, le rappeur lancera, vendredi prochain, son premier album solo, OUI (tout, tout, tout, toutttte). Un premier album qui marque le début du reste de la vie de Jean-François Ruel, dont la popularité a explosé l'hiver dernier alors qu'il tenait la vedette de la série Fugueuse. Portrait.

Rêver comme Peter Pan

L'assurance désarmante de Yes McCan, assis dans une salle de conférence de Bonsound, sa maison de disques, ne laisserait jamais deviner la timidité maladive dont a souffert Jean-François Ruel, né en pleine tempête de neige à Granby il y a 28 ans. Il faut dire que cet introverti de nature a rapidement su se construire une armure pour affronter le monde grâce à un personnage qu'il s'est forgé dans les cours de théâtre qu'il commence à suivre à l'âge de 11 ans, sous les conseils de son médecin de famille.

«J'avais plein d'amis, mais j'étais plutôt solitaire. Mes parents se sont séparés quand j'étais jeune et j'ai très peu de souvenirs d'être à la maison en famille. J'étais très timide, genre pas sain. Je faisais des cauchemars, j'avais des hallucinations la nuit. J'ai vraiment explosé dans mes cours de théâtre: je ne m'arrêtais jamais, je voulais voler la vedette dans tous les shows. Je suis devenu extraverti, mais je suis resté cette personne-là à l'intérieur, timide et solitaire», confie Jean-François Ruel.

Que ce soit en plongeant dans les romans de Mary Higgins Clark de sa mère ou les histoires de science-fiction de son père, tous deux ouvriers, Yes McCan s'intéresse très vite à la culture populaire avec, en trame sonore, Jean Leloup, Les Colocs, Bruce Springsteen, Bryan Adams ou encore Plume Latraverse. 

«Pour moi, aller chercher un livre par semaine à la bibliothèque et aller voir des films avec mon père, c'était normal. Ça m'a installé un pattern de curiosité. Je me suis mis à triper sur la littérature. Je me suis immergé très tôt dans ces mondes-là qui étaient mon échappatoire de l'univers.»

Granby n'a pas l'ombre d'une chance de rivaliser avec le New York des années 70 sur lequel Jean-François fantasme à 17 ans. «J'étais amoureux d'une fille plus vieille et pas libre pour moi qui était à Montréal. Je suis parti étudier en création littéraire au cégep du Vieux Montréal dans l'idée d'écrire mon roman et de voyager à travers le monde. J'étais un grand rêveur avec un ego surdimensionné pour ce que je pouvais livrer. Je suis vraiment Peter Pan: je rêve des affaires et je me heurte tout le temps à la réalité, même encore à 28 ans! La fille m'a brisé le coeur, j'ai tout abandonné», se rappelle-t-il en riant.

Rapper avec Dead Obies

Bien qu'il abandonne le cégep avant la fin de sa première session, Jean-François Ruel décide de terminer son année d'improvisation. C'est là qu'il rencontre Snail et 20Some, ses deux premiers complices de Dead Obies.

«Jean-François est revenu d'un voyage en Thaïlande avec l'idée de fonder un groupe de rap, mais ne savait absolument pas rapper! Ça ne rentrait juste pas! Il n'avait pas encore la notion du rythme. Mais il a toujours été très imaginatif: il a la verve facile et il sait être très persuasif. L'emballage tenait la route: il avait un nom de band, tout un concept. C'est un classique de JF: il va construire tout l'univers autour avant même de commencer», se rappelle Greg Beaudin, alias Snail Kid.

«Il y avait plein de rappeurs américains qui faisaient des jeux de mots avec des noms de jazzmen. Moi, j'avais pris Les McCann et j'avais fait Yes McCan. C'était en 2008, dans le temps du "Yes we can" d'Obama. Les Dead Obies ont d'abord été les Dead Obama à l'époque! C'était une joke en référence au groupe Dead Kennedys. On disait aussi que le politique ne servait à rien, que le changement passait par le peuple. On a arrêté rapidement pour devenir Dead Obies. Mais Yes McCan est resté», précise Jean-François Ruel.

Busboy au bar du Plateau La Rockette, où se donnent rendez-vous les artistes de la scène indie rock montréalaise, Yes McCan y parfait son éducation musicale.

«Tout le monde qui était dans un band travaillait ou allait là. J'avais 17 ans, je chillais avec les plus vieux. Je ramassais les pintes sur le dance floor et à chaque fois que j'entendais une chanson que je ne connaissais pas, je montais voir le DJ, Mathieu Beauséjour, pour lui demander ce que c'était», se souvient Jean-François Ruel, qui évite encore de dire qu'il fait du rap au sein de cette communauté de mélomanes. «On riait encore du rap à cette époque-là. Je suis rentré de plus en plus deep dans la culture du rap pour mieux la comprendre, je suis allé à New York voir des conférences d'Afrika Bambaataa. J'écoutais tout ce que je trouvais, des années 70 à aujourd'hui pour mieux comprendre les différents mouvements, les artistes à connaitre. J'ai continué à rapper avec les gars, on s'est inscrits dans des battles [affrontements artistiques] avec Dead Obies et c'est comme ça qu'on a rencontré les autres membres du groupe. On a commencé notre premier mixtape [album maison] en 2012», explique Yes McCan.

Avec son rap mélangeant l'anglais et le français et son sens aiguisé du concept de l'esthétisme, le groupe détonne avec le reste de la scène hip-hop montréalaise et se fait un point d'honneur de participer aux WordUp! Battles organisées par FiligraNn.

«On a toujours été des outsiders avec Dead Obies. Les battles permettaient d'être validés par la communauté, même si on ne venait pas de la rue», explique Yes McCan qui est monté pour la toute première fois sur la scène du Club Soda en 2011.

«En mai 2016, WordUp! Battles 13 a marqué le retour à la maison de Yes McCan après le succès des Dead Obies. Je pense que ce passage au Club Soda faisait partie d'une réflexion sur son futur en tant qu'artiste, une pièce sur l'échiquier vers sa carrière solo», estime FiligraNn, qui a connu le rappeur au cégep.

À la grande surprise des fans de Dead Obies, mais surtout des membres du groupe, Yes McCan annonce en effet en mai dernier son départ de la formation.

«Je ne m'y attendais pas quand il m'a annoncé son départ», lance au bout du fil Jean-Christian Aubry, gérant de Dead Obies et de la carrière solo de Yes McCan. «Mais historiquement, pour un groupe, la création collective est très difficile à faire sur du très long terme. JF a passé près de 10 ans avec Dead Obies. C'est un classique du rock ou du rap. On a le goût de faire moins de concessions au niveau artistique. Créer à six, ce n'est pas facile!», analyse-t-il.

«Je n'étais pas content en tant que gérant des Dead Obies. C'était un sixième du groupe qui partait. J'ai d'abord eu un sentiment d'appréhension. Je me demandais ce qui allait se passer avec le band, les fans, les médias. Je me demandais s'il allait bien aussi. C'est une décision qui a demandé beaucoup de courage. Ils sont toujours amis, mais ça ne leur a pas fait plaisir», explique Jean-Christian Aubry, gérant de Dead Obies, de Yes McCan et patron de Bonsound.

«Je suis une personne cyclique. Quand j'ai quitté Granby, j'avais un groupe d'amis et une identité que j'ai quittés. Quand je suis arrivé à Montréal, je me suis créé un autre groupe et une autre identité. Je suis quelqu'un qui a une énergie destructrice, mais créative. Je dois foutre le feu au truc et me couper de tout pour repartir à zéro, sinon j'ai l'impression d'étouffer. Un ami m'a appris qu'en astrologie amérindienne, j'étais serpent ascendant serpent. Le serpent doit muer chaque saison et renaître», lance Yes McCan.

Photo Olivier PontBriand, La Presse

À la grande surprise des fans de Dead Obies, et des membres du groupe, Yes McCan a annoncé en mai dernier son départ de la formation.

Méditer pour mieux reconnecter

Il y a un peu moins de deux ans, tout juste avant de se lancer dans l'aventure Fugueuse, Yes McCan amorce de nombreux changements dans son mode de vie, tout d'abord à cause de problèmes du système nerveux. 

«Je me suis mis à boiter, à avoir des problèmes de hanche. J'avais des nerfs bloqués. L'ostéo m'a conseillé de faire du yoga, et j'ai commencé à m'intéresser à la méditation transcendantale. Ça a changé ma vie d'un coup. Ça m'a révélé plein de trucs par rapport à moi-même», souligne le rappeur, qui a peu à peu déconnecté avec ses anciennes habitudes de vie.

«Avec Dead Obies, on était commandités par des compagnies de weed légal et d'alcool. J'ai arrêté de boire, de fumer du pot ou de faire n'importe quelle drogue et je suis rendu végétarien. Ça me mettait naturellement à part dans le groupe. C'est comme si je devais mettre un suit de personnage pour continuer à être dans Dead Obies.»

Amoureux de l'oeuvre de David Lynch, c'est en grande partie grâce au cinéaste, qui a mis sur pied sa propre fondation dédiée à la méditation en 2005, que Yes McCan commence à se pencher sur cette pratique à laquelle il s'adonne désormais deux fois par jour. «Ça a changé toute ma façon de fonctionner et de me connaître», observe Jean-François Ruel, qui tente depuis de s'éloigner de la partie cartésienne de son cerveau pour mieux reconnecter avec son instinct, qu'il considère comme le moteur des plus belles choses qui lui sont arrivées dans la vie. «Où était partie cette drive-là? Je me sentais prisonnier même si tout le monde me tapait dans le dos. Ça venait dans un contexte où j'avais du succès avec Fugueuse. Je savais que l'histoire que tout le monde allait raconter, c'était que je partais de Dead Obies car j'avais la grosse tête», déplore l'interprète de Damien Stone.

En plus de lui faire vivre son rêve de petit gars de devenir acteur, Fugueuse va permettre à Yes McCan de s'offrir des ateliers de méditation et de reconnecter avec lui-même.

«C'est un peu ça, le titre de l'album OUI (tout, tout, tout, toutttte). Je n'avais pas de concept, à part ma démarche dans la vie et mon besoin que ma musique soit plus alignée avec qui je suis aujourd'hui. C'est plus clair, plus francophone. J'aime les structures pop. Je suis un fan infini des Beatles. Je voulais travailler les structures de chansons, faire des choses un peu raffinées, peaufinées», explique-t-il au sujet de ce premier album créé dans l'urgence.

«J'ai écrit comme si j'avais une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Je voulais un peu effacer le EP que j'avais fait l'an dernier et faire un vrai disque. On est partis deux mois dans un chalet avec Yen Dough, VNCE et Ruffsound. Il y avait aussi Realmind qui a travaillé avec Loud. C'est là qu'on a écrit Désirée et Forêts, les deux chansons qui se sont retrouvées dans Fugueuse», se souvient Yes McCan, forcé de partir en tournage pour la série, puis en tournée en Europe avec les Dead Obies.

«À mon retour, j'ai quitté le groupe. Le label voulait que je sorte l'album en septembre. On était en mai, j'avais deux chansons et 15 dates de bookées et le Rialto pour lancer l'album qui s'appelait au départ La nuit américaine. J'étais tellement bloqué, j'avais l'impression que tout le monde allait regarder ce que j'allais faire, que si je me trompais, j'allais être jeté aux oubliettes. J'ai tout recommencé à zéro, laissé tomber le concept. Je fais ce que je ressens sur le moment et je dis oui à toute, toute, ce qui arrive, ce qui feel good sans avoir à l'expliquer», lance le rappeur.

«On est vraiment ailleurs avec cet album. Il est spontané, vrai. Rien n'est calculé, ça vient d'impulsions, d'expériences», note pour sa part Yen Dough, coréalisateur de l'album. «JF est quelqu'un qui ne fait pas de compromis: il ne fume pas, ne boit pas, fait de la méditation. Ça a beaucoup défini le son, la direction de l'album. Tout a été fait dans l'harmonie. Je lui ai laissé toute la place pour dire ce qu'il avait à dire et le représenter le mieux possible musicalement. Il est ma rencontre de l'année. Je le vois autant comme une inspiration qu'un ami. Il a un sens créatif et un souci du détail rares», ajoute-t-il.

Influence majeure sur l'album, le changement de cap dans la vie de Yes McCan le pousse également à vouloir changer de nom de scène. 

«J'ai appelé mon manager [Jean-Christian Aubry] un vendredi soir et je lui ai dit que je voulais m'appeler Oui. Il a capoté et m'a expliqué qu'on allait perdre tout notre réseau Spotify, YouTube, etc. Finalement, c'est l'album qui s'est appelé comme ça.»

«JF est quelqu'un à la fois très réfléchi et impulsif, souligne celui qui le connaît depuis 10 ans, soit depuis qu'il a découvert Dead Obies sur la scène du Quai des brumes. C'est un autodidacte très talentueux. Il comprend très bien où il se situe sur l'échiquier de la musique. Il est cultivé et extrêmement intelligent, autant populaire qu'universitaire. Il n'a pas beaucoup d'études, mais est capable de participer à Plus on est de fous, plus on lit! Il est capable de changer son fusil d'épaule facilement. Mais il est très dur à suivre. Il se pose beaucoup de questions, se remet beaucoup en question. Il fait partie des artistes angoissés», confie le gérant de Yes McCan.

«C'est un petit punk intellectuel. Il n'a pas changé à ce niveau! Il ne veut rien faire comme tout le monde. Il a toujours besoin de repousser les conventions. Ce côté punk est toujours nourri par la littérature. C'est quasiment maladif, sa consommation d'art!», observe pour sa part Snail, des Dead Obies.

Photo Olivier PontBriand, La Presse

Jean-François Ruel est mieux connu sous son pseudonyme de Yes McCan

Suivre sa route

Dix ans après le début de sa carrière, Yes McCan souffre encore du syndrome de l'imposteur. «Si j'invite des musiciens à jouer avec moi, je ne peux pas les diriger. Je suis incapable de chanter une mélodie. J'ai l'oreille, mais aucune coordination de voix», confie le rappeur qui compte travailler là-dessus cette année.

Alors qu'il décroche le rôle de Damien dans Fugueuse sans avoir aucune expérience en tant qu'acteur, Jean-François Ruel a du mal à se sentir à sa place lors des premiers jours de tournage de la série. 

«Il y a plein de jeunes qui sortent des écoles de théâtre et moi, j'arrive et je joue avec Claude Legault et Ludivine Reding! Je n'étais pas gros dans mes shorts, au début. Je n'avais jamais eu d'offre d'audition dans ma vie. Je n'ai pas fait de démarches et j'ai eu deux occasions la même fin de semaine!»

Le cinéphile aimerait d'ailleurs sérieusement poursuivre sa carrière d'acteur et même écrire un projet avec des amis oeuvrant dans le septième art.

«Le cinéma est quelque chose de précieux à mes yeux. Je suis très tranchant dans ce que j'aime ou n'aime pas. Je vais me lever au bout de cinq minutes et sortir de la salle, furieux, si ça ne me plaît pas. Mais c'est encore pire quand on touche à la littérature: je lis deux passages et je ne peux pas perdre une minute de plus quand c'est mauvais. Il y a tellement de grands maîtres!», s'exclame Jean-François Ruel, qui compte d'ailleurs mener à bien son rêve d'adolescence d'écrire un roman.

«Ça fait un an que je couche sur papier des trucs sous forme de notes, de cahiers. C'est un travail de longue haleine. Je me donne au moins cinq ans. L'art est quelque chose qui me touche de manière profonde et brute», observe-t-il.

Quelle place le rappeur compte-t-il donner à la musique à l'avenir?

«Ça se peut que je fasse un shift musical un jour. J'aime beaucoup le rock'n'roll, mais tout comme le rap, ça vieillit mal. Moi, j'arrête d'écouter Bob Dylan après Desire. [...] Je ne sais pas si je vais encore faire de la musique à 46 ans», conclut-il en souriant.

Photo fournie par la production

Jean-François Ruel (Damien) et Ludivine Reding (Fanny), dans la série Fugueuse.