Béatrice Martin, alias Coeur de pirate, fera paraître vendredi son quatrième album, En cas de tempête, ce jardin sera fermé, un hommage à Paris qui coïncide avec ses 10 ans de carrière. Une très belle collection de textes sombres et poétiques, sur des musiques lumineuses et entraînantes, où l'auteure-compositrice-interprète évoque des épisodes douloureux de son passé.

Ce qui m'a frappé en écoutant ton album, c'est le contraste entre la lumière de la musique et la noirceur des textes...

Les paradoxes! Ils étaient volontaires. Étant donné la gravité des événements qui sont présentés dans l'album, j'avais besoin d'avoir une production et une musique qui allaient dans un sens un peu contraire. C'est ma façon à moi de me réapproprier les événements.

Harvey Weinstein s'est livré à la police vendredi. Ton album est vraiment dans l'air du temps du mouvement #metoo, du changement de paradigme dans les relations hommes-femmes. Il y a notamment une chanson (Je veux rentrer) où il est question d'une agression...

D'un viol conjugal.

C'est une histoire personnelle?

C'est sûr que c'est basé sur ma vie et c'est pour ça que j'utilise la musique pour pouvoir raconter ce qui m'est arrivé. J'aurais pu le faire en entrevue ou à un autre moment, mais je trouvais qu'en chanson, c'était... Cette chanson-là, Je veux rentrer, est particulièrement forte parce que j'ai utilisé une base de tango dans la musique. Il y a une tension dans le tango. De la faire sur scène, où j'utilise mon corps, c'est comme si je me réappropriais les événements, et pas le contraire. Ça me permet de passer à travers... [Elle hésite, la gorge nouée.] Excuse-moi, c'est la première fois que j'en parle.

Je suis désolé de t'avoir lancé ça d'emblée...

Non, c'est normal. J'étais prête à ça. Ce sont des sujets qui ont été libérés, pour moi, par ce mouvement-là du #metoo. Jamais je n'aurais été capable d'en parler seule. Je salue la force des femmes qui sont allées de l'avant et qui ont nommé leurs agresseurs. Je trouve ça vraiment courageux. Je l'ai fait en musique parce que c'est quelque chose qui m'appartient. J'ai vécu le traumatisme à ma façon.

Tu en as fait une oeuvre. C'est-à-dire - tu m'excuseras le cliché - que tu as fait jaillir le beau de quelque chose qui ne l'était pas.

C'est ça.

À quel moment as-tu senti que tu avais envie de dire ces choses-là, de les rendre publiques?

Quand le mouvement #metoo est arrivé, j'ai repensé à une expérience qui m'était arrivée. Je suis sortie avec quelqu'un qui s'est fait accuser d'agression sexuelle. Par association, je me sentais coupable. Je me disais que c'était de ma faute s'il avait agi de cette façon-là. Évidemment, ce n'était pas le cas. Ça m'a replongée dans le passé. J'ai vécu une agression sexuelle. Ça m'a bouleversée. Je lisais les articles sur Rozon et sur d'autres et je me revoyais à l'époque. Il n'y a pas d'avertissement avant les articles disant: ceci pourrait déclencher quelque chose en vous. Je ne me sentais pas bien, mais je trouvais le mouvement nécessaire et c'est ce qui m'a poussée à écrire sur ce qui m'était arrivé. Avant, j'avais peur d'aborder ces sujets-là, probablement parce que j'avais intégré une forme de sexisme et que j'avais peur de vexer. Je pense qu'il y aura des gens vexés, en effet. Des hommes qui vont dire que je les vois comme des méchants. Ce n'est pas ça du tout... Je veux participer à la conversation, ouvrir des canaux à travers la musique.

Tu avais envie d'ajouter ta voix au mouvement...

J'ai une fille. Évidemment, j'ai envie qu'elle vive dans un monde meilleur. Et qu'elle ait assez confiance en elle pour que si, un jour, elle couche avec un gars et qu'il fait des trucs qui ne vont pas, qu'elle se lève et qu'elle parte. Je n'ai pas envie qu'elle se retrouve dans les situations dans lesquelles je me suis retrouvée. Pétrifiée et n'arrivant pas à m'en sortir. J'ai espoir que cet album-là pourra peut-être l'aider un jour. Je nous le souhaite, à elle et à moi. Pas maintenant parce qu'elle est trop petite!

Il est question de relations toxiques, d'amours déçues. C'est le fil conducteur de l'album...

Je parle beaucoup de répéter les mêmes schémas, en me basant sur les traumatismes que j'ai vécus dans le passé. Avant, je me disais que je n'avais pas de chance de toujours tomber sur le même genre de gars. À un moment donné, j'ai compris que je ne pouvais pas mal tomber chaque fois! Ça m'a permis de reconnaître que c'est mon inconscient qui allait vers des choses qui ne me convenaient pas. Je répétais les traumatismes de mon enfance. J'ai été super intimidée à l'enfance. J'étais attirée par des partenaires qui me traitaient de cette façon-là. C'est très dur de se sortir de ça. Les gens me parlent des chansons d'amour toxique de l'album, mais je parle surtout d'habitudes dont il faut se débarrasser toute seule.

C'est une forme d'exutoire d'aborder ces questions-là en chanson? J'imagine que tu ne veux pas non plus l'envisager comme un album thérapeutique...

C'est toujours ça un peu! [Rires] Pour moi, il y aura un avant et un après cet album-là. J'ai tellement reconnu des choses qui n'avaient aucun bon sens dans mon comportement. De les écrire et de reconnaître à quel point je me suis oubliée et que je n'ai pas songé à mon bien-être... Ça fait mal de se dire qu'on a été «codépendant». De se l'admettre à soi-même, même si un thérapeute nous l'a dit. À travers cette douleur-là, on change. J'ai changé en faisant cet album, même si, évidemment, je n'ai pas tout réglé. Mais j'ai la clé et je me sens beaucoup mieux.

Il y a un décalage entre l'artiste que je rencontre aujourd'hui et celle que tu décris sur ton album...

Les paradoxes! Je ne pensais même pas que cet album allait arriver un jour. Je le regarde et je me dis: «T'as failli pas arriver, toi!» Il avait besoin d'exister. C'est surtout ça. Je m'en rends compte aujourd'hui. Chaque fois que je me suis retrouvée dans une impasse, il y a quelque chose qui est venu me sauver, me sortir de ma torpeur et de ma mélancolie. J'ai beaucoup de chance. Je le vois un peu comme ça.

Je te suis un peu sur les réseaux sociaux. On y retrouve des thématiques de ton album...

Bien sûr! C'est important de parler des choses qui sont pas taboues, mais... Je parle beaucoup de dépression. J'ai beaucoup de problèmes d'angoisse. C'est la base même de cet album-là. «En cas de tempête, ce jardin sera fermé», c'est une phrase que j'ai lue dans un parc à Paris et qui m'a sortie d'une crise de panique. J'étais en pleine dissociation. C'était vraiment violent. Je pense que c'est important d'en parler parce qu'on est dans une ère où tout va tellement vite que les gens peuvent facilement faire des crises de panique. C'est important de savoir qu'on n'est pas seul à vivre ça.

Pour revenir à #metoo, je pense que le phénomène a provoqué une remise en question collective qui était nécessaire, pour tout le monde...

Les gars ont tellement été conditionnés à agir d'une certaine façon, par le patriarcat évidemment, et les filles aussi. Ce qui est great de ce mouvement-là, c'est que plusieurs reconnaissent qu'ils ont eu des comportements problématiques.

Des angles morts, de l'aveuglement volontaire...

Le meilleur exemple de ça, c'est le cas d'Aziz Ansari [un humoriste américain]. Ça a divisé les gens en deux et je me suis dit qu'il y avait encore du travail à faire. Ça n'a pas de sens que les gens voient ça comme quelque chose de normal.

Il y a une de tes chansons [Amour d'un soir] qui raconte une histoire semblable...

J'ai écrit la chanson il y a longtemps. Je voulais parler d'un one night stand qui a mal viré et dont je voulais me sortir. Ce n'est pas une situation dans laquelle tu as envie de te retrouver. Quand l'affaire d'Aziz Ansari est sortie, je me suis dit: «Cette fille-là n'est pas seule et moi non plus. Pourquoi on ne se sort pas de ces situations-là? Parce qu'on a peur. On a peur de vexer aussi. Qu'est-ce qui se passe si on part en plein milieu? On se fait traiter de salope.» C'est vraiment particulier.

C'était le sujet d'une nouvelle qui est devenue virale aux États-Unis: Cat Person. Je ne sais pas si tu la connais?

Oui! Je l'ai lue aussi. Pour quelqu'un qui a vécu quelque chose de similaire, ça donne froid dans le dos. Le nombre de fois où on s'arrête et qu'on se fait dire par un gars: «Oui, mais j'ai envie de jouir.» Il faut juste être capable de dire que ça ne va pas et de se sortir de ça. Je n'ai aucun problème à en parler aujourd'hui parce que je l'ai vécu un peu trop souvent!

Je t'ai entendue dire, après ton coming out queer, que tu avais été étonnée par la réaction virulente des gens. Est-ce qu'on est moins ouvert d'esprit qu'on le pense?

Ç'a été très compliqué. J'ai entendu [la chanteuse] Janelle Monáe le faire récemment et dire exactement la même chose que moi. C'est différent parce qu'elle est noire. C'est encore plus puissant. Mais je n'ai pas eu l'impression qu'il y a eu la même réaction. Ce qui a dérangé les gens, c'est que j'étais en relation avec une femme trans. On était deux femmes et les gens ne le comprenaient pas. De me faire questionner sur mes capacités mentales, sur mes capacités en tant que mère, à cause de ça, m'a beaucoup étonnée. Les gens me demandent si je regrette de l'avoir fait: pas du tout! Si tu savais le nombre de couples, non seulement de la communauté LGBTQ, mais non binaires qui viennent à mes concerts et se sentent en sécurité... Ça me fait beaucoup de bien.

_______________________________________________________________________________

CHANSON. En cas de tempête, ce jardin sera fermé. Coeur de pirate. Dare to Care Records. Sortie le 1er juin.