Au Colonial Theatre de Boston, par un soir de septembre 2014, trois batteurs sont installés à l'avant de la scène avec, sur une plateforme derrière eux, les quatre autres musiciens de King Crimson. Seul Robert Fripp, le seul et unique membre d'origine autour duquel se sont formées depuis 45 ans les diverses entités de King Crimson, pouvait penser à ça.

«Tout à fait», acquiesce Tony Levin au téléphone un an plus tard alors que cette énième réincarnation de King Crimson s'amène à Montréal pour deux concerts au Théâtre St-Denis, ce soir et demain. «Vous ne regarderiez que les batteurs, pas les autres musiciens, que vous en auriez pour votre argent», ajoute celui qu'on a souvent vu à Montréal aux côtés de Peter Gabriel.

Le grand bassiste américain au crâne rasé, qui vit dans le nord de l'État de New York, est presque un Québécois d'adoption. Depuis que le réalisateur montréalais André Perry l'a recruté à New York pour être de l'album Jaune de Jean-Pierre Ferland - «c'était la première fois que je voyais une cafetière à cappuccino dans un studio, j'ai dû en boire une centaine!» -, il a joué sur le tout premier album américain de Kate et Anna McGarrigle et, plus récemment, avec Kevin Parent.

«Chaque fois que je viens au Québec, avec King Crimson ou Peter Gabriel, il y a toujours quelqu'un qui m'arrive avec une belle grande pochette jaune et me demande de la lui dédicacer.»

Un retour étonnant

Même si King Crimson s'est fait une spécialité de renaître de ses propres cendres, les plus optimistes de ses admirateurs ont été étonnés d'apprendre qu'il repartait en tournée l'an dernier. Depuis quelques années, Fripp était en froid avec sa compagnie de disques et tout le monde jurait qu'il avait fait une croix sur son groupe de légende.

Levin n'a pas caché sa joie quand il a reçu un courriel de Fripp lui annonçant la résurrection de King Crimson, mais il était un peu nerveux quand il a appris qu'il aurait à jouer avec trois batteurs: «Mais dans King Crimson, tout est toujours un défi.»

«Je fais partie du groupe depuis assez longtemps pour savoir qu'avec Robert,on ne choisit jamais la voie la plus facile, mais plutôt la plus créative, celle qui sert le mieux la musique. Et ce, même si ça nécessite plus de répétitions et plus de frais encourus avant le début de la tournée. Si la musique l'exige, on va le faire.»

Les trois batteurs en question, Pat Mastelotto, Gavin Harrison et Bill Rieflin, ont dû répéter ensemble bien avant que le reste du groupe ne se joigne à eux.

«Chacun des trois doit jouer moins que s'il était le seul batteur du groupe, explique Levin. Or, certains batteurs, si bons soient-ils, ne sont pas capables de faire ça, ça les met mal à l'aise. Moi-même, j'imaginais qu'il y aurait moins d'espace pour ma basse, mais je me suis rendu compte que je devais jouer un peu plus que je ne le faisais habituellement avec King Crimson.»

Fripp le discret

King Crimson n'a jamais fait les choses tout à fait comme les autres. Pendant que les groupes associés au rock progressif des années 70 perdaient de leur lustre, il allait de l'avant et se renouvelait constamment. Ceux qui ont assisté à son premier concert montréalais dans le gymnase du Cégep de Saint-Laurent en novembre 1971 vous diront que mis à part Fripp, ils ne reconnaissaient aucun des musiciens des premiers albums du groupe.

Cette fois, King Crimson comprend également le saxophoniste Mel Collins, qu'on entendait déjà sur In the Wake of Poseidon en 1970, ainsi que le guitariste-chanteur Jakko Jakszyk qui, ma foi, ne fait pas honte aux anciens chanteurs du groupe, Greg Lake et John Wetton.

Fripp, lui, est toujours aussi discret, assis avec sa guitare derrière ses machines, à l'extrême droite de la scène. Levin, qui n'a pas oublié les tournées au cours desquelles Fripp refusait systématiquement qu'on l'éclaire sur scène, trouve qu'il est nettement plus en évidence qu'à l'habitude.

Avec eux, fait rarissime, Fripp revisite la majeure partie du répertoire de King Crimson, outre la période du guitariste-chanteur Adrian Belew, et remonte même jusqu'au tout premier album du groupe. À Boston, on a pu entendre une 21st Century Schizoid Man tout à fait réjouissante et, cette année, Fripp et compagnie ont même repris Epitaph et l'épique In the Court of the Crimson King.

«À mes débuts avec le groupe, en 1981, 1982 et 1983, le public voulait entendre notre vieux répertoire, donc on se faisait un devoir de ne pas le jouer, raconte Levin en riant. On jouait peut-être, tout au plus, une pièce de Red ou de Lark's Tongues in Aspic. Robert était inflexible: il voulait présenter aux fans sa nouvelle musique qui aujourd'hui, évidemment, est de la vieille musique. Cette fois, il voulait qu'on aborde le répertoire classique comme si c'était du matériel inédit qui aurait été écrit il y a longtemps. Avec trois batteurs, évidemment, ça ne peut pas sonner exactement comme avant. Toutefois, notre objectif n'est pas d'être un groupe qui reprend du vieux King Crimson, mais plutôt de donner une nouvelle saveur à ce répertoire.»

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Au Théâtre St-Denis, ce soir et demain, 20 h.