Il est ici question de différentes pratiques: saxophone, composition, improvisation, surimpression, chant, déclamation. Il est ici question de différentes esthétiques musicales: jazz contemporain, improvisation libre, bruitisme, drone, électro. Il est ici question de différentes cultures: africaine, américaine, occidentale. Il est ici question de Matana Roberts.

Voilà où s'abreuve River Run Thee, troisième chapitre de l'ambitieux projet Coin Coin que mène cette New-Yorkaise originaire de Chicago, musicienne dont le talent est souligné à grands traits par tant de publications spécialisées et médias de référence à travers le monde. Lancé ce printemps sous la prestigieuse étiquette montréalaise Constellation, ce troisième d'une série de douze albums sera évoqué devant public, ce dimanche dans le cadre des Suoni Per Il Popolo. 

« Chaque concert est différent; je ne suis pas absolument sûre de ce qui s'y jouera, quel sera le dosage et le choix des éléments. Mais je suis sûre que ce concert sera fondé sur River Run Thee », annonce la musicienne, jointe à son domicile de Brooklyn.

En tant que conceptrice ou praticienne, Matana Roberts dit ne pas se pencher prioritairement sur un genre musical auquel elle fait référence. « Je préfère me trouver aux intersections. » La musique improvisée n'en demeure pas moins le fondement de cette approche qu'elle échafaude depuis une quinzaine d'années. 

« Tout part du saxophone, estime-t-elle. Tout gravite autour à la manière d'une spirale. Le saxophone est mon ancre, il est au coeur de mes compositions. Je souhaite néanmoins atteindre un équilibre entre mon instrument principal et les autres composantes de ma musique. Je suis heureuse lorsque les auditeurs ressentent cette fusion. »

Dans le cas qui nous occupe, la manière choisie par Matana Roberts pour improviser n'est pas celle d'un ensemble d'instruments. Seule sur scène, elle fait intervenir différents canaux sonores.

« Je passe beaucoup de temps à rechercher les sons utiles à ce travail, souligne-t-elle. J'enregistre finalement le meilleur de ce que j'estime avoir retenu. Ainsi, River Run Thee est fait de sons captés sur le terrain et de couches de musiques improvisées en studio, enregistrements à partir desquels je réagis en improvisant. Sur scène, j'utilise une table de mixage via laquelle ces multiples sources préenregistrées sont diffusées auxquelles je réponds en temps réel. »

Le projet Coin Coin est aussi une quête de sens: la musicienne y explore l'espace historique occupé par les Africains d'Amérique et en crée une oeuvre actuelle voire futuriste. 

Plus précisément, Run River Thee évoque un Sud raciste et brutal des États-Unis, s'inspire aussi des époques esclavagistes ayant façonné le Nouveau monde - entre autres la matière d'un très vieux journal de bord rédigé jadis par un officier britannique qui se portait à la rescousse d'esclaves enchaînés sur des navires en route vers les colonies, et les ramenait gracieusement en Afrique. Des extraits de poèmes écrits par le grand-père de Matana Roberts y sont aussi récités ou chantés.

« Au départ, fait-elle observer, cela ne devait pas être ainsi. Je voulais me limiter à ce mélange de bruitisme, de drone et d'improvisation musicale au saxophone. À la dernière minute, j'ai cru bon d'y incorporer les mots. Je suis d'ailleurs très fière du résultat! En fait, je crois que Run River Thee est le plus réussi des trois albums du projet Coin Coin. »

Cela étant dit, Matana Roberts se laisse beaucoup de temps pour intellectualiser ce qu'elle a créé dans le projet Coin Coin.

« C'est un processus inconscient, et j'ai encore le sentiment que cette démarche représente un avant-projet qui se précisera d'étape en étape. C'est la nature même de l'improvisation en musique, c'est aussi la nature de la vie en général. »

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Aux Suoni Per Il Popolo, Matana Roberts se produit dimanche, 20 h, Casa Del Popolo, précédée de Jason Sharp.