Le jazz français peut compter sur d'excellents pianistes de jazz, Baptiste Trotignon est actuellement l'un des rares qui puissent prétendre à une carrière qui déborde largement l'auditoire de l'Hexagone.

Son calibre exceptionnel justifie amplement un partage à sa hauteur: l'album Share, dont on aura des éléments essentiels du contenu au 30e Festival international de jazz de Montréal, est joué de concert avec des musiciens américains de réputation internationale.

 

Déjà paru en France chez Naïve, Share est aussi lancé aux É.-U. sous l'étiquette Sunnyside. Fait rare pour un label américain de jazz que d'admettre un pianiste français, surtout à titre de leader. Baptiste Trotignon réussit l'exploit, voilà qui en dit long sur sa crédibilité.

Joint à Paris où il vit avec sa petite famille, Trotignon demeure nuancé sur son appartenance culturelle malgré cette percée importante.

« J'ai déjà eu l'occasion de travailler avec des musiciens américains, mais je ne l'avais jamais fait avec un album sous mon nom avec un répertoire qui m'est propre, mon identité à moi. Il m'intéressait d'explorer cette idée de partage entre ce qui est un peu identitaire au jazz européen et ce qu'il y a de propre au jazz américain.»

Trotignon croit en ce sens que l'Europe jazzistique n'est plus le complément qu'elle fut au jazz américain. Qu'il y a un partage des eaux.

«Ce n'était pas le cas il y a 50 ans, souligne-t-il. Bien sûr, il y avait Django et quelques exceptions ponctuelles, mais il y avait surtout un jazz américain, très vaste et très puissant. Or, ça fait quand même quelques décennies que le jazz européen s'est créé une identité différente. Je ne referai quand même pas l'histoire de la musique, mais... On partage une même langue, l'universalisation de ce langage doit être défendue.»

Sur Share, comme dans l'escale montréalaise qui s'inscrit dans la même démarche, le choix des musiciens procède de cette universalisation. Le pianiste cite en exemple le saxophoniste Mark Turner et le bugliste Tom Harrell.

«Mark Turner, il est très aimé de ses pairs à Paris. J'avais pensé à ce saxophoniste, car il est une des voix du saxophone ténor les plus profondément jazz. Il est amoureux de cette tradition, ce qui n'exclut pas une approche originale. Comme le trompettiste Tom Harrell, qui joue aussi sur Share, Mark est un amoureux de la beauté. Dans ses choix musicaux, son intransigeance est presque guerrière.»

Au concert de Montréal, Greg Hutchinson assurera à la batterie (au lieu d'Eric Harland et Otis Brown sur l'album), le contrebassiste Matt Penman sera présent, Tom Harrel sera remplacé par Jeremy Pelt. «Pour avoir bien écouté ce trompettiste, je peux dire qu'il est à la fois ancré dans le langage jazz et à la recherche de formes singulières.»

Et vous, M. Trotignon? Qu'êtes-vous devenu depuis qu'on apprécie votre musique, c'est-à-dire depuis 2000 alors que vous aviez lancé Fluide sur Naïve? Il hésite avant de répondre.

«C'est toujours un peu étrange de faire son propre bilan... Je fais des disques depuis une dizaine d'années... J'ai d'abord commencé en trio, après quoi il y a eu toute une période où j'ai fait pas mal de choses en solo, ce qui comporte une forme de simplicité, ne serait-ce que dans le fait d'être seul avec l'instrument. Puis, il y a eu cette période de trois ans en codirection ou accompagnement avec le saxophoniste David El-Malek et le batteur Aldo Romano. Et il y a eu cette aventure avec Stefano di Batista où je joue de l'orgue Hammond B3. Depuis la sortie de Share, je suis revenu à cette idée de faire ma musique, offrir ma couleur avec un groupe de mon choix.»

Lorsqu'on lui demande plus de précisions sur son jeu si élégant, si ancré dans le jazz pianistique, il hésite davantage. «Souvent dans l'univers du jazz, le piano occupe des fonctions harmoniques et rythmiques. Pour les interprètes classiques, le piano est un instrument de chant et de son. Dans le jazz, ça s'en approche un peu depuis Keith Jarrett, qui a favorisé une prise de conscience de cette possibilité.»

Est-il besoin d'ajouter que notre interviewé en a saisi tous les enjeux.

Baptiste Trotignon se produit mercredi, à 22h30, au Gesù.

 

Album essentiel : Share, étiquette Naïve.

Cet enregistrement confirme l'adhésion de Baptiste Trotignon à l'entière planète jazz, et pour cause: l'accompagnent ici de véritables pointures américaines, c'est-à-dire Tom Harrell, Mark Turner, Eric Harland et Otis Brown.