Elle a fait la couverture de Time Magazine à 21 ans, participé aux grands moments de la folk music, chanté aux côtés de Martin Luther King à Washington, défendu les causes les plus nobles aux quatre coins du monde... À 67 ans, Joan Baez est une légende. Mais une légende bien vivante, comme le prouve son dernier album, The Day after tomorrow, composé de chansons écrites par la fine fleur de la scène folk-rock: Elvis Costello, Steve Earle, Tom Waits...

Q: Pourquoi ce choix d'un album de chansons écrites par d'autres?

R: Je n'ai pas composé de nouvelles chansons depuis longtemps. J'ignore pourquoi. L'inspiration est capricieuse et volatile, il ne sert à rien de la traquer ni de s'acharner pour la retrouver. C'est en tout cas ma philosophie. Mais dès qu'elle seera de retour, je me remettra à écrire des chansons. Heureusement, j'ai rencontré des gens de talent qui m'ont écrit des ballades folk à l'ancienne et très contemporaines en même temps.

 

Q: Plusieurs chansons de l'album abordent le thème de Dieu. votre foi est-elle plus forte avec le temps?

R: Je ne crois pas. Elle est restée la même. Beaucoup de chansons possèdent ce parfum sacré et spirituel, mais il s'agit d'un processus inconscient. Ma foi est avant tout spirituelle, je pratique d'ailleurs assez peu... Mes parents sont devenus quakers quand j'avais 8 ans. Inutile de préciser combien la foi était présente. À l'époque, je détestais les assemblées austères et silencieuses des quakers, je faisais un rejet total... Comment demander à une adolescente de rester muette de longues heures? Aujourd'hui le silence est un compagnon fidèle grâce à la méditation. Cela m'aide dans la vie de tous les jours pour rester moi-même, ne pas devenir folle (rires), rester concentrée et ne pas m'éparpiller. Si je ne médite pas, je suis un peu perdue.

Q: vous n'avez jamais songé à vous retirer dans un temple comme Leonard Cohen?

R: Non, je ne suis pas devenue nonne, rassurez-vous. Mais je l'admire pour ce choix, il faut beaucoup de courage pour se retirer et se couper du monde extérieur.

Q: George Bush est les républicains possèdent également la foi. En quoi la vôtre se distingue-t-elle de la leur?

R: J'ignore où la foi débute et quand elle s'arrête. Mais je suis certaine d'une chose: ces gens pleurent et hurlent le nom de Jésus, mais ils sont incapables d'empathie et encore moins de compassion. Ces valeurs leurs sont totalement étrangères. Ils s'en foutent, ils ont les chaussures les plus chères au monde et ils bottent le derrière au reste du monde. Difficile de prendre leur religion au sérieux. Pour simplifier, ils sont pour la peine de mort et contre l'avortement. Moi, je suis pour l'avortement et contre la peine de mort.

Q: Certaines chansons sont également plus politiques, comme The Day after Tomorrow ou Scarlett Tide...

R: The Day after tomorrow, c'est ma chanson préférée; elle est signée Tom Waits. Elle raconte le désarroi d'un militaire au front, mais il est impossible de la rattacher à un conflit en particulier. Cela pourrait être la Première Guerre mondiale, la Seconde, la guerre du Vietnam, l'Irak ou l'Afghanistan, peu importe. Cette dimension universelle confère à cette chanson une force supplémentaire indéniable. Idem pour Scarlett Tide, écrite par Elvis Costello sur le destin des femmes de militaires, comment certaines deviennent veuves, comment d'autres échappent à ce drame... Nous voulions la dédicacer à Bush. Et puis je me suis ravisée... Je ne pouvais changer ou adapter les paroles pour attaquer Bush et son administration. Après tout, il ne sera bientôt plus là...

Q: Pour la première fois de votre vie, vous soutenez un candidat à la présidentielle, ce que vous aviez toujours refusé de faire...

R: C'est vrai. De par mon éducation quaker, je n'ai jamais éprouvé de dévotion particulière pour la notion d'État, de nation ou de territoire. Mais les choses changent, il ne faut pas être dogmatique. Quelque chose doit se passer après les huit années catastrophiques de l'administration Bush. Il y a urgence. Obama peut réunifier ce pays profondément divisé, au-delà des questions raciales et sociales. Je ne dirais pas qu'il va concrétiser le «rêve» de Martin Luther King, mais il fait bouger la société, comme King l'a fait en son temps.

Q: la rencontre avec Martin luther King fut déterminante dans votre vocation...

R: Oui, quand j'étais étudiante, j'avais assisté à une conférence donnée à l'intention de jeunes quakers par un pasteur de l'Alabama nommé Martin Luther King. Il devait avoir à peine avoir 29 ans. À l'époque j'avais des convictions pacifistes, notamment après avoir lu, sur les conseils de ma mère Le journal d'Anne Franck. Il les a exprimées avec une éloquence et une force de conviction tellement époustouflantes... J'en ai pleuré d'émotion. Je savais désormais qu'il faudrait que je chante pour exprimer des idées nobles, défendre une cause. L'art et l'engagement sont intimement liés. On ne peut les séparer. Mes chansons sont toujours meilleures, quand je porte ces deux casquettes, politique et chanteuse.

Q: Bob Dylan a toujours refusé son rôle de leader d'opinion. Une coquetterie de sa part?

R: Il n'aimait pas les responsabilités, il les a toujours refusées. Et d'une certaine manière, il me les a laissées. Ses chansons politiques sonnent comme des armes redoutables, il a crée un véritable arsenal musical contre la guerre, la menace nucléaire... Les écrire lui suffisait amplement, après, il n'avait rien d'autre à faire.

Q: L'une des chansons s'appelle I'm a Wanderer. Vous vous considérez comme une «vagabonde»?

R: Je parle du vagabondage de l'âme. Je ne suis pas une vagabonde dans le sens romantique du terme. J'ai beaucoup voyagé, et je continue encore, mais je ne peux prétendre avoir dormi dans un train ou sous un pont par manque d'argent. Ce serait un pur mensonge. La vie d'artiste m'a permis de parcourir le monde comme un troubadour. Et c'est un mode de vie magnifique. Certains me disent: «Oh, ça doit être difficile, partir sur les routes, chaque soir dans un hôtel différent...» Au contraire, parfois je me dis que rentrer à la maison pour s'occuper du ménage, de son mari, de la paperasse, doit être bien plus difficile.

Q: Vous avez connu tout de même une enfance itinérante.

R: Oui. Nous bougions constamment au gré des affectations de mon père. Il était physicien. J'ai notamment vécu un an à Bagdad, j'avais 10 ans. Une expérience difficile, mais enrichissante. Je n'avais pas beaucoup d'amis et je me réfugiais dans la pratique du ukulele. J'ai aussi entrevu la pauvreté extrême dans les rues et j'en ai été profondément marquée. Ma passion pour la justice sociale vient probablement de cette expérience.

Q: Quand vous êtes-vous immergée dans les clubs folk?

R: À notre retour sur la côte Est. J'avais enfin trouvé une maison, ma maison, dans les cafés de Boston. J'apprenais en écoutant les chanteurs folk, je me nourrissais de leurs ballades... C'est mon père qui m'avait le premier emmené dans un club folk, le Coffee Grinder. Un véritable choc, une révélation. J'ai fini sur la scène. Ce fut mon premier concert et je n'ai plus arrêté. Le soir, je faisais le mur pour aller jouer...

Q: Vous êtes nostalgique de cette époque?

R: C'était les années 60, une époque enthousiasmante et passionnante; beaucoup auraient aimé connaître le tourbillon artistique de cette période, mais je refuse la nostalgie. Elle est trop souvent synonyme d'immobilisme. Il faut passer à autre chose. Je préfère toujours regarder en avant plutôt que dans le rétroviseur.

Q: Vous donnez toujours beaucoup de concerts. Qu'éprouvez-vous sur une scène?

R: J'ai l'impression de représenter «l'histoire», et je le dis en toute modestie. Beaucoup me disent combien je leur ai rappelé une époque, leur jeunesse, leurs premiers souvenirs de concerts... Et puis vu l'état du monde, qui ne fait que s'aggraver, j'ai réintégré certaines chansons des années 60 comme With God On Our Side ou We Shall Overcome . J'aurais préféré ne plus avoir à les interpréter... Mais je termine toujours mon concert avec Imagine, chantée en coeur par le public.

Q: Vous avez d'ailleurs bien connu John Lennon.

R: J'ai rencontré les Beatles lors de leur première tournée aux États-Unis. C'était dans un festival près de Denver. Je n'oublierai jamais leur arrivée sur scène. Une nuée de flashs a illuminé le ciel, tel un éclair. La foule s'est mise à gronder, on aurait dit un orage. Je n'avais jamais vu un tel concert. Ils m'ont invitée à les suivre en tournée. Pendant une semaine, nous nous sommes baladés dans leur Cadillac... Un soir, nous nous sommes retrouvés dans une villa de Los Angeles. Il n'y avait pas de chambres pour tout le monde. John et moi, nous avons donc partagé la même chambre et le même lit, un lit très, très grand. J'avais évidemment très envie de lui. Une fois sous les draps, il s'est jeté sur moi... Mais il avait l'air tellement épuisé, je lui ai dit : «John, tu n'es pas obligé.» À mon grand regret, il a poussé un soupir de soulagement: «Tu es un ange, je n'ai qu'une envie, c'est de parler et de me reposer.» Nous avons donc fini la nuit à nous chanter des berceuses pour nous endormir main dans la main... Voilà l'histoire de ma nuit platonique avec John Lennon.