Sur la page couverture de L'Histoire du Rising Sun et ses légendes jazz & Blues, Rouè Doudou Boicel a tenu à ce qu'on se souvienne qu'il fut « le fondateur du premier festival international de jazz et de blues de Montréal.» Il veut ainsi remettre les pendules à l'heure et ainsi contrer la «désinformation» sur cette période de l'histoire culturelle de Montréal.

Rouè Doudou Boicel me salue chaleureusement, comme s'il retrouvait un vieil ami au terme d'une longue séparation. Souriant et jovial, il semble goûter chaque minute de son retour sur la scène publique. Depuis la fermeture du Rising Sun dont il fut le propriétaire et fondateur, il a surfé discrètement sur ses gloires passées. Entre autes activités de réminiscence, il a mis en marché quelques enregistrements publics de grands jazzmen venus dans son fameux club situé naguère au 286 de la rue Sainte-Catherine Ouest, avant qu'il ne soit ravagé par un incendie.

La dernière fois que j'avais entendu parler de Doudou, c'était en 2001 lorsqu'il avait lancé « Si la polygamie m'était contée », une réflexion fondée sur sa propre expérience en la matière. C'était connu à l'époque glorieuse du Rising Sun, Doudou avait plusieurs partenaires intimes dont certaines étaient directement impliquées dans le désormais mythique club de jazz et blues... Rose, Yolande, Rose-Marie...Combien d'enfants, Doudou ?

«Une vingtaine», répond-il, le sourire fendu jusqu'aux oreilles. Certains ont réussi, souligne-t-il fièrement : Grace dirige une filiale de Nokia en Angleterre, Roukouchi est directeur de projet chez Bell, Agnara est directrice financière à la Banque Nationale, Alex possède son agence de tournée à New York, Vincent est vidéaste, on en passe - comme les partenaires. Si la polygamie m'était... comptée !

«L'éditeur (Lanctôt), estime Doudou, n'avait pas fait grand-chose avec ce livre. Michel (Brûlé) va le reprendre», se réjouit-il, reconnaissant à l'endroit de son nouvel éditeur. Cela étant, l'ex-propriétaire du Rising Sun évite poliment le sujet quelque peu croustillant, préférant mettre de l'avant son nouveau bouquin où il s'est mis en scène comme à l'époque. Les habitués du club s'en souviennent, Doudou Boicel faisait partie du spectacle. Fringué à l'africaine, ce Guyanais (comme Henri Salvador) présidait (pompeusement?) à chaque concert de jazz qu'il produisait dans son club.

Quoi qu'on pense de ces pittoresques affectations, on doit rappeler que Doudou fut longtemps le seul promoteur montréalais capable d'attirer les grands noms du jazz dans une boîte d'ici. C'était en plein creux de vague. Les grands clubs des années 50 et 60 n'étaient plus qu'un souvenir, le prestigieux In Concert venait d'échouer sa mission dans le Vieux Montréal, il n'y avait que le Rainbow Bar, le café Mojo, chez Dumas et autres petits lieux se consacrant à la scène locale. C'était avant que le jazz ne passe en salle, juste avant qu'on considère le genre comme une branche légitime de la grande musique.

Du milieu des années 70 au début des années 80, le Rising Sun fut notre seul club de jazz d'envergure internationale.

« Souvent les gens m'ont demandé ce qui s'était passé avec le Soleil Levant et le festival de jazz qui y fut associé. Ils ne savaient pas. Il fallait faire ce livre ! Du même coup, je voulais m'adresser à notre jeunesse, notamment les jeunes Noirs qui sont ici. Ils doivent savoir que ce Noir venu de la Guyane française a contribué au développement de la culture au Québec. »

Doudou Boicel a débarqué à Montréal en 1970. Il a d'abord ouvert le Centre de Visosonie, dont il dit qu'il rassemblait 600 jeunes défavorisés de ce secteur de la ville où il a mené la plupart de ses activités.

« Le Complexe Desjardins n'existait pas alors, c'était un quartier délabré. J'ai travaillé avec ces jeunes défavorisés qui ne franchissaient que très rarement le nord de la rue Sherbrooke. »

Rassembleur dans l'âme, Doudou a aussi tenu des auberges de jeunesse, en plus d'avoir ouvert un restaurant végétarien sur Bleury, la Casa Doudou. Vint ensuite la musique. « En 1975, raconte-t-il, il y avait ce club sur Sainte-Catherine, que j'ai transformé en boîte de nuit consacrée à la musique. L'idée au départ, c'était de promouvoir la culture noire de Montréal. »

Forcément, Doudou s'est mis au jazz, au funk et au blues. « J'ai commencé avec les musiciens locaux, dont plusieurs sont ensuite devenus célèbres; Alain Caron, Stephen Barry, Karen Young ou même Diane Tell. On arrivait à remplir. Mais les amateurs de jazz plus sérieux ne venaient pas...»

Un jour, la grande porte s'est ouverte.

«En 1977, j'avais réussi à inviter Art Blakey. On avait eu une prise de gueule parce que son manager me déplaisait et que j'avais mis à la porte les amis de ce dernier. Le batteur m'avait engueulé, puis j'étais allé le rejoindre à son hôtel, nous nous étions expliqués. Il m'avait vraiment fait la leçon ! Il m'avait expliqué comment me comporter avec les grands musiciens. Il a rejoué le soir même, il avait pris les choses en main. Il est revenu plusieurs fois au Rising Sun, le mot s'est passé : voilà, il y a ce Noir qui possède un club de jazz.

« Les grands musiciens noirs venaient encourager le seul propriétaire noir d'un club de jazz de niveau international. Bien sur, je ne pouvais payer les cachets normaux à des musiciens de la stature de Dizzy Gillespie, qui venait pourtant jouer au Rising Sun pour des sommes dérisoires. Ma force, c'étaient les musiciens.»

À l'apogée du Rising Sun, Doudou Boicel avait même fondé un festival de jazz capable d'attirer des vedettes internationales : le Rising Sun Festijazz a duré trois ans, de 1978 à 1980.

«J'étais allé à un festival de jazz au Vermont pour y voir Rahsaan Roland Kirk, je m'étais dit qu'il fallait faire de même à Montréal. Monsieur Laurent Charbonneau, qui s'occupait alors de louer les salles de la Place des Arts, hésitait... Il avait peur de la casse. Finalement ça c'est très bien passé. BB King fit sa première grande salle à Montréal. Ce fut aussi la première fois où Oscar Peterson avait joué en solo dans une grande salle montréalaise. Ces trois années de festival avaient été une réussite complète.»

«Un jour, cependant... Je suis retourné voir Monsieur Charbonneau, il avait changé de ton. Il me parlait de Monsieur Simard avec enthousiasme... Par la suite, ça n'a pas été facile... Comme on dit en Guyane, les urubus (des oiseaux de proie comparables aux vautours) préparaient ma fin !»

Effectivement. Lorsque le Festival international de jazz de Montréal fut lancé en 1981, le déclin du Rising Sun (et ses activités connexes) était annoncé. Plusieurs mois après un incendie ayant forcé la fermeture du club originel, le Soleil Levant a tenté en vain un nouveau départ sur le boulevard Saint-Laurent. L'expérience s'est terminée en 1991.

«Par la suite ? J'ai ouvert un restaurant, j'ai fait beaucoup de peinture, d'autres bricoles. Depuis 2004, je me suis remis à voyager. J'ai été reçu aux États-Unis, en Scandinavie, en Afrique du Sud.

«Si je suis amer ? Non. La seule chose que je trouve dérangeante, c'est qu'il n'y ait aucune reconnaissance. Je ne reproche rien au Festival international de jazz de Montréal, je reproche plutôt aux médias et aux institutions publiques de faire de la désinformation en évitant de se souvenir. C'est quand même moi qui ai réuni le premier Oliver et Hank Jones. Tous les grands du jazz et du blues de l'époque sont venus dans ma boîte et ont participé à mon festival: McCoy Tyner, Wynton et Branford Marsalis avec les Jazz Messengers, Nina Simone, Jim Hall, Joe Pass, Bill Evans, Willie Dixon, Muddy Waters, John Lee Hooker...»

On peut comprendre Doudou qui se résume au soleil couchant de sa longue trajectoire: « Le Rising Sun, c'est ma vie. »