L'Orchestre Symphonique de Montréal, c'est une centaine de musiciens qui ont un objectif commun : l'excellence musicale. Quand ils y parviennent, c'est l'orchestre qu'on encense. Mais dans cette machine bien huilée, il y a des individus qui travaillent dans l'ombre, parfois même dans l'anonymat. Nous vous en présentons six, aux parcours différents, mais jamais banals.

Marianne Dugal31 ans / Deuxième associé, violon solo / À l'OSM depuis 1999

En neuf ans à l'OSM, Marianne Dugal n'a pas raté beaucoup de concerts. Quand elle a accouché de son fils, l'orchestre était en grève. Entrée au Conservatoire de Chicoutimi à 6 ans, elle a poursuivi ses études à Montréal et en Floride. Elle a joué pendant un an avec I Musici puis est entrée à l'OSM comme surnuméraire avant de décrocher un poste chez les premiers violons deux ans plus tard. Le printemps dernier, elle a gagné le poste de deuxième associé, violon solo.

«C'est un défi que je me lançais, dit-elle. J'ai un enfant de 3 ans, suis-je encore capable à 30 ans? Moi, je travaillais à temps plein à l'OSM, je faisais les enregistrements de la Cinquième de Beethoven, j'arrivais à la Place des Arts à 6h pour pratiquer jusqu'à 10h, mais j'avais la drive pour le faire. Je dis toujours à mes amis: c'est fini maintenant, mon cheminement dans la section des premiers violons de l'OSM s'arrête ici. Ils me répondent: Marianne Dugal, on te connaît trop bien»

Marianne adore le sport, le hockey, le tennis, et est une fan finie de Formule 1 dont elle ne rate jamais une course. Mais son principal passe-temps, c'est la rénovation. «J'aime construire des murs, poser des planchers. À deux semaines et demie de ma date d'accouchement, j'ai posé mille pieds carrés de plancher dans mon sous-sol, à quatre pattes, avec le ventre qui touchait à terre.» Elle a cru un instant qu'avec un enfant, elle passerait plus de temps à la maison, prendrait le plus de vacances possible. «Mais avant que mon fils naisse, j'ai donné 25 ans de ma vie au violon et c'est ça qui m'a toujours définie, dit-elle. La naissance de mon fils a renforcé mon amour pour ce que je fais, je me suis rendu compte que je n'étais moi-même qu'en allant travailler, en allant faire de la musique, en jouant du violon et en me bottant le derrière pour devenir meilleure. Marianne Dugal, c'est une mère, mais c'est aussi une violoniste et je ne pourrai jamais m'en dissocier. Et si demain, je me coupais un doigt, j'aurais vraiment l'impression de perdre une partie de mon âme.»

Jean Gaudreault

54 ans / Cor / À l'OSM depuis 1975

Jean Gaudreault aurait tout aussi bien pu être avocat que musicien si son audition pour le poste de deuxième cor de l'OSM n'avait pas eu lieu le même jour de février 1976 que son quatrième examen du Barreau. «Comme je pouvais refaire l'examen du Barreau plus tard, mais pas l'audition, je suis allé à l'audition de cor, que j'ai gagnée, et je ne suis jamais retourné au Barreau, explique-t-il. J'étais très occupé à l'Orchestre, puis j'ai commencé à enseigner le cor (à Vincent-d'Indy d'abord, à l'Université de Montréal, ensuite à McGill, et, plus récemment, au Conservatoire).» Son choix, il ne le regrette pas: «Mais j'ai une déception peut-être, celle de n'avoir pas fini mon Barreau. J'ai eu une belle carrière, je ne me plains pas, mais j'ai laissé quelque chose en chemin.»

Jean Gaudreault a baigné dans la musique à Chicoutimi où ses parents ont fondé une école dont il a été l'un des premiers élèves. Depuis deux mois, en plus d'être corniste, il est devenu l'assistant du directeur du personnel de l'OSM, Michael Carpenter. «C'est le gars en moi qui a fait son droit, qui aime organiser des choses et s'assurer que tout le monde est à la bonne place, au bon moment. C'est mon côté un petit peu plus fonctionnaire.» Gaudreault est un mordu de sport, il a fait partie de l'équipe de hockey de l'OSM. Il est surtout un «grand, grand amateur de baseball» qui a pleuré le départ des Expos: «J'ai joué au baseball, j'ai coaché mes enfants quand ils étaient plus jeunes, tout ce qui a rapport au baseball, j'en mange. La semaine dernière, j'étais à Toronto, je suis allé voir jouer les Blue Jays.» Pas étonnant qu'il fasse un parallèle entre la musique et le sport: «Je regardais les Jeux olympiques l'autre jour, la nage synchronisée, c'est un peu ça qu'on fait mais à 100! De la synchronisation de fine pointe en grosse gang. C'est tout un exercice de symbiose, y a rien qui se compare à ça, à l'énergie qui s'en dégage.»

Ingrid Matthiessen

44 ans/Première violon/à L'OSM depuis 1987

Ingrid Matthiessen a deux passions: la musique et les chevaux. Son premier cheval, elle l'a reçu de son père pour ses 8 ans: «Elle est morte quand j'avais 31 ans.» Aujourd'hui, elle possède onze chevaux, dont trois juments enceintes. «J'ai acheté une ferme», dit-elle en me tendant sa carte professionnelle. Mais avec l'OSM et son fils de 2 ans, qu'elle élève seule, elle n'a plus suffisamment de temps pour acheter et vendre des chevaux et elle se consacre surtout à l'élevage.

Elle vend aussi de la semence congelée importée d'Allemagne. «Je suis très réaliste, j'ai beaucoup de problèmes avec mon bras et il faut que je sois toujours prête à gagner ma vie, explique-t-elle. Je m'assure d'avoir les meilleures juments. Celle que je viens d'acheter, son père est le grand-père de Hickstead, le cheval qui a gagné la médaille d'or aux Jeux olympiques avec Éric Lamaze. Elle est superbe, je suis tellement contente d'être tombée sur elle avant que d'autres se réveillent.»

Après des leçons de musique à Halifax, sa ville natale, puis à la prestigieuse école Julliard, à New York, elle a suivi son amoureux d'alors, lui aussi musicien, à Toronto puis à Montréal. Pas question aujourd'hui d'aller travailler ailleurs: «Ma vie avec les chevaux serait impossible dans une autre grande ville. J'habite à 50 minutes de Montréal et je suis en pleine campagne. Je ne pourrais pas faire ça à Boston ou New York.» À cause de son bras, elle a dû arrêter trois fois de faire de la musique, pendant sept ans au total, mais elle est toujours revenue à l'OSM. «Le salaire est très bon, dit-elle. Et puis, je fais de la musique depuis que je suis toute jeune. J'ai déjà entrepris un cours de psycho à McGill, mais mon bras a pris du mieux, donc j'ai abandonné.» Et s'il lui fallait un jour arrêter pour de bon? «C'est difficile, mais j'ai beaucoup travaillé ça, répond-elle. La première fois que j'ai arrêté pendant deux ans, j'au eu une grosse crise d'identité. Aujourd'hui, je suis plus à l'aise avec l'idée que je suis d'abord Ingrid, ensuite une violoniste.»

Pierre-Vincent Plante

53 ans / Cor anglais À l'OSM depuis 1984

Pierre-Vincent Plante a toujours rêvé d'être pilote de ligne: «J'ai voulu aller étudier le pilotage à Chicoutimi, mais à l'époque, fallait connaître quelqu'un de bien placé; moi, mon père venait d'un quartier ouvrier, donc» À défaut de piloter des aéronefs, il allait en réparer. Il s'est inscrit à l'école d'aéronautique du cégep Édouard-Montpetit qu'il a abandonnée pour aller étudier la musique au Conservatoire supérieur national de Paris. Chez les Plante, tout le monde jouait du piano.

Un jour, il a entendu Réal Gagnier, ancien premier hautbois de l'OSM, jouer le solo du Lac des cygnes lors du récital de ballet de ses deux soeurs. Le coup de foudre. Pour son dixième anniversaire, il a eu droit à son premier cours chez Gagnier qui lui a enseigné gratuitement le hautbois pendant deux ans. À 12 ans, Plante entrait au Conservatoire et à 17 ans, il gagnait tellement bien sa vie qu'un copain l'avait surnommé monsieur 350$ par semaine! L'orchestre de Radio-Canada, le Studio André Perry, il était partout. «C'était moi, LE hautbois à Montréal. Ginette Reno, Chantal Pary, Diane Dufresne, nomme-les, j'ai fait tout ça.» À son retour d'Europe, il a joué pendant sept ans avec l'Orchestre symphonique de Québec, puis il est entré à l'OSM en 1984 et son salaire a triplé. Mais s'il avait été accepté en pilotage à Chicoutimi, «oubliez l'Orchestre symphonique, j'abandonnais tout!» dit-il aujourd'hui. À 40 ans, pour soigner une dépression, il s'est soumis à une thérapie et son «rêve enfoui complètement» a refait surface: «J'ai dit à mon médecin que je ne pouvais pas prendre des médicaments et piloter. Il m'a dit quand tu vas commencer à voler, tu n'en auras plus besoin. Et ça va bien depuis ce jour-là. Si je veux être pilote de ligne, ça prend mille heures de vol; je suis rendu à 600.» Ses deux passions, Pierre-Vincent Plante les mène de front. «C'est ce qui me permet de faire de la musique et d'être heureux, dit-il. Je suis hyper perfectionniste, mais aujourd'hui, je ne m'autoflagelle plus quand je fais une erreur. Comme me l'a dit un ancien flûtiste: une fois aux 15 ans, on peut se tromper, hein?»

Pierre Beaudry

47 ans / Trombone-basse / Entré à l'OSM en 1982

À 14 ans, Pierre Beaudry a vu à la télé un film dans lequel Louis Armstrong et Danny Kaye jouaient de la trompette. Sa décision était prise, il allait en jouer lui aussi. Un problème de dentition l'a vite forcé à abandonner: «Ç'a été le drame de ma vie. Je voulais être Maurice André, le meilleur trompettiste au monde» Il s'est mis au trombone et après le Conservatoire et l'Orchestre symphonique de Trois-Rivières, il a décroché un poste de à l'OSM en 1982.

Depuis il s'investit dans tellement d'activités qu'on a peine à le suivre. Cet autodidacte original s'est mis en tête d'apprendre la langue de chaque pays dans lequel l'OSM allait en tournée: l'anglais d'abord, dont il ne parlait pas un traître mot, puis l'espagnol, l'allemand, l'italien, le portugais, le grec, ancien et moderne, le latin. Et puis le japonais, le chinois, l'hébreu Ensuite, ce fut la gymnastique, un sport complet qu'il ne pratique plus aujourd'hui. Il a même transformé son garage en gymnase où les enfants de ses collègues de l'OSM peuvent s'initier aux appareils quand il organise des fêtes. Puis lui est venu le goût d'apprendre différents instruments, en commençant par la trompette dont il allait finalement avoir raison. «J'ai toujours rêvé d'apprendre le violoncelle, je m'en suis acheté un», dit-il. Avec ses instruments, classiques ou exotiques, il a participé aux Matinées Jeunesse de l'OSM puis fait la tournée des écoles.

«Mon grand rêve, ce serait de monter un spectacle pour enfants et de me promener à travers le monde», dit-il. Depuis cinq ans, il s'est lancé dans l'écriture à contraintes. D'abord, un roman où il n'utilise que la prononciation d'une lettre ou d'un chiffre (LJZDCD: elle gisait décédée), et auquel il a consacré dix heures par jour pendant quatre ans. Puis sept pages où les seules syllabes sont les sept notes de musique: «J'ai passé trois mois là-dessus, mon cerveau a failli passer au feu!» Présentement, il travaille à un livre sur ses ancêtres et étudie le théâtre. Beaudry a deux enfants, mais pas de compagne pour le moment. «Ça me donne du temps, Si j'avais une blonde, je voudrais passer du temps avec elle»

Gratiel Robitaille

62 ans / Second violon / À l'OSM depuis 1965, il est le doyen des musiciens de l'orchestre

Gratiel Robitaille bricole un peu, il aime discuter avec d'autres musiciens autour d'un café, il adore garder ses deux petites-filles et il voudrait faire de la marche plus souvent. Mais cet homme aussi sympathique que volubile n'a pas le temps d'avoir des loisirs ou des passe-temps : depuis l'âge de 3 ans, il consacre sa vie à la musique. Gratiel est le sixième de quinze enfants, qui jouaient tous du violon et du piano, dans leur maison de la rue Saint-Hubert où ils donnaient des concerts à géométrie variable.

Les six ou sept premiers enfants Robitaille avaient le diapason absolu, ils pouvaient identifier une note à l'oreille. Ses frères aînés Richer (violoncelle) et Laflèche (violon) ont aussi joué dans l'OSM «mais il y a déjà eu huit frères Masella dans l'orchestre», me dit-il aussitôt. À 8 ans, Gratiel est le «bébé» au Conservatoire de musique du Québec, à Montréal. «Aux examens de fin d'année, Clermont Pépin, Claude Champagne et Jean Vallerand s'amusaient à me faire tourner le dos, ils plaquaient des accords et je nommais les notes.» Il jette un oeil sur la vingtaine de pages de souvenirs et d'anecdotes qu'il a colligées le matin de notre rencontre.

Les noms de ses mentors défilent: Gilberte Martin, Gilles Tremblay, Hidetaro Suzuki, Otto Joachim, Calvin Sieb, Daniel Guilet, Raphael Druian, Mishel Piastro, Richard Bergen, Hyman Goodman Il se souvient de Zubin Mehta, qui l'a engagé à l'OSM: "Il nous hypnotisait!" De Charles Dutoit: «J'ai enregistré 85 disques avec lui, on a tout de même fait 25 ans ensemble, c'est de la musique, ça, 25 ans!» Il s'étonne que l'OSM soit retombé si vite sur ses pieds avec Kent Nagano qui l'épate par sa vision, et il cite parmi ses moments forts la Septième symphonie de Chostakovitch dirigée par Nagano la saison dernière: «J'avais l'impression d'être sur le champ de bataille à Leningrad, tellement c'était intense.» Gratiel Robitaille n'attend même pas qu'on lui pose une question pour y répondre: «Supposons que vous me demandiez si je crois à la salle de l'OSM, je dirais que ça se fera probablement plus tôt qu'on pense. J'y crois plus que jamais, mais je ne sais pas si je vais être encore là.»