En France et en Angleterre, des journalistes sérieux annoncent la mort de l'album, victime du piratage et de l'achat de chansons à la pièce sur l'internet. Alarmés, Apple et les géants du disque tentent de relancer l'album numérique. Pendant ce temps au Québec, où les ventes de musique numérique sont marginales, l'ADISQ récompense d'abord les créateurs en fonction de l'album et non de la chanson, à l'exception de la chanson de l'année. Plus encore, les artistes et dirigeants de compagnies de disques à qui nous avons parlé ne sauraient concevoir un monde sans album. Pour l'oeuvre cohérente et pour le bel objet.

Si l'album agonise, on a oublié de le dire à Frédérique, Stéphanie et Frédéric, trois élèves du cégep du Vieux Montréal que je rencontre au café L'Exode avant un spectacle du slammeur Ivy. «Ça me fait plaisir d'acheter des albums de groupes underground montréalais et québécois après les voir empruntés ou écoutés sur MySpace. Avec un album, tu peux voir l'évolution d'un artiste», dit Stéphanie. «J'encourage des groupes moins connus, mais ça me ferait moins mal au plan éthique de pirater un disque d'Éric Lapointe qui gagne bien sa vie», précise Frédéric.

 

Comme ses deux amies, Frédéric n'achète pas de chansons à la pièce, mais pirate à l'occasion des chansons individuelles américaines. Tous trois consomment moins de disques numériques que physiques parce que, disent-ils, la pochette du CD est en prise directe avec l'univers de l'artiste, mais ils savent trop bien que la plupart des jeunes téléchargent gratuitement leur musique. Comme cette autre Stéphanie, assise un peu à l'écart, qui tripe sur le «métal viking» et achète rarement sa musique. Elle pirate surtout des chansons à l'unité, même celles de son groupe québécois préféré, Kataklysm.

Au Québec, la situation de l'album est préoccupante, mais pas aussi catastrophique qu'ailleurs, explique Solange Drouin, directrice générale de l'ADISQ : «Ici, les ventes numériques sont marginales, 7,4 % du total des ventes; dans le monde, la moyenne est de 20%, et aux États-Unis de 32%. En un an, elles ont doublé, mais on reste un petit marché.»

Cette progression des ventes en ligne ne compense évidemment pas pour les ventes d'albums physiques qui ont chuté de 27% depuis cinq ans. «Avant, on se pinçait, on était relativement à l'abri comparativement à la France qui a perdu 63% de son marché», fait remarquer Solange Drouin. «Ce sont les revenus des ventes d'albums qui ont chuté à cause de la copie, croit Alain Simard, de Spectra Musique. Mais je suis persuadé qu'il y a autant sinon plus de gens qui ont des albums chez eux. L'album est essentiel dans la relation intime qu'a le public avec un artiste.»

La mort de l'album poche

Autre particularité québécoise, l'écart entre les ventes numériques de chansons à la pièce et d'albums complets est en faveur de l'album et il va en augmentant. Le plus curieux, c'est que ceux qui cherchent aujourd'hui à stimuler les ventes d'albums numériques, les majors et Apple, sont les mêmes qui ont poussé sur la vente de chansons numériques à la pièce.

«Je ne pense pas que ce soit la mort de l'album, mais c'est la mort de l'album poche. Tu ne peux plus te permettre de faire un album avec trois singles et de la scrap, comme ça s'est malheureusement trop fait par le passé. C'est ça qui a tué l'industrie du disque», affirme Éli Bissonnette, jeune patron de Dare To Care/Grosse Boîte (Coeur de pirate, Tricot Machine, Leloup, Malajube).

«Je sais qu'en Asie, on sort une toune à la fois, ajoute Bissonnette. En Corée, ils n'ont plus d'albums, ils ont des minicartes de téléchargement de trois ou quatre chansons et l'artiste peut en sortir deux par année. Mais ce n'est pas super sain, ça ne correspond pas à une période de création, à une tournée.»

Louis-Jean Cormier, de Karkwa, voit dans le phénomène du retour du vinyle, si marginal soit-il, un signe que l'album est là pour rester : «Tous mes amis, tout mon entourage n'écoutent que du vinyle. Comme on est souvent en tournée, j'écoute beaucoup plus de mp3 dans le camion, mais quand même, ce feeling-là d'être tranquille chez vous et d'écouter un vinyle vaut de l'or.»

Catherine Leduc, de Tricot Machine, abonde: «Le vinyle, c'est comme une oeuvre d'art. Je l'écoute souvent à la maison, c'est un bel objet que je laisse traîner dans le salon. On s'est rendu compte qu'on avait perdu en qualité avec le format CD. Pour que l'album vive, il faut créer un emballage intéressant que l'acheteur voudra avoir à portée de la main. À la limite, cet emballage pourrait être un t-shirt avec toutes les infos dessus. Un album, c'est comme un livre d'histoire, une oeuvre qu'on doit écouter d'un bout à l'autre. Peut-être qu'aujourd'hui on s'écarte de ça...»

Le retour du balancier

La technologie a permis à l'amateur de musique de prendre ses distances par rapport à l'album tel que conçu par l'artiste, mais l'historien de la musique Robert Thérien rappelle qu'on se faisait déjà des playlists sur cassettes dans les années 70 et il prévoit un retour du balancier : «L'album est une collection de chansons décidée par l'artiste, une oeuvre. Une nouvelle clientèle préfère acheter sa musique à la carte, mais d'autres voudront toujours avoir l'oeuvre telle que l'artiste la présente.»

Boom Desjardins n'écarte pas la vente à la pièce de ses chansons, mais la marque d'un artiste, d'un auteur-compositeur surtout, c'est l'album. «Je trouve très désolant que les gens passent à côté de chansons qui leur plairaient encore plus que celles qu'ils peuvent entendre à la radio, dit-il. Est-ce qu'on s'en va vers des productions où on mettra moins d'argent et on sortira trois singles à la place d'un album parce que les gens consomment plus à la pièce? Ça implique beaucoup plus de temps et d'énergie et j'ai peur que la qualité soit diluée.»

Autre facteur qui explique l'exception québécoise, notre marché du disque est subventionné sur la base de l'album, fait remarquer Jean-Christian Aubry, de Bonsound (Yann Perreau, Marie-Pierre Arthur) : « Musicaction a déjà eu un programme titre par titre que pas grand-monde n'utilisait.»

Louis-Jean Cormier concède que les artistes qui font plus dans la variété, comme ceux de Star Académie, pourraient exploiter le marché du single. «Mais l'amour d'un album, le concept d'un disque complet, moi j'y tiens, dit-il. En ce moment, on travaille avec des jeunes artistes qui débutent et le EP (mini-album) peut être une bonne idée, c'est une espèce de carte de visite. Mais un EP, ça ne dure pas, tu ne peux pas faire un classique comme Dark Side of the Moon à quatre tounes... Les chansons à la pièce, c'est plus éphémère. Avec Steph, le batteur de Karkwa, on se demandait si on ne devrait pas mettre des petits teasers ou une couple de nouvelles chansons sur l'internet. Ce sont des questions qu'on se pose, mais toujours dans le but d'attirer le monde vers un album complet.»