Robert Fripp se serait-il assagi avec les années? C'est peut-être ce que se sont demandé les vieux fans purs et durs de King Crimson hier soir au Théâtre Saint-Denis.

Fripp l'intraitable iconoclaste qui, avec six compagnons de route pas piqués des vers, nous balance coup sur coup, en guise de rappel, une The Court of the Crimson King fidèle à celle de 1969 puis 21st Century Schizoid Man, qui aurait pu être le jumeau identique de l'hymne de la même époque sans le solo de saxo de Mel Collins et celui, fort en vitamines, du batteur Gavin Harrison, diplômé du club-école Porcupine Tree.

Les fans des débuts étaient trop occupés à savourer ce trop rare double moment de bonheur pour songer à en tenir rigueur à Robert Fripp. Le cerveau de King Crimson venait en un peu plus de deux heures de leur servir un condensé du patrimoine de son groupe dans lequel les nouvelles compositions prenaient tout naturellement leur place.

Les toutes récentes Radical Action et Meltdown, liées l'une à l'autre, nous faisaient passer du King Crimson vintage baignant dans des nappes de mellotron à celui, plus actuel, qui pouvait se nourrir d'un solo de saxophone goûteux, d'une guitare lyrique et de non pas un ni deux, mais bien trois batteurs mettant leur art de la percussion universelle au service de la musique.

La signature Collins

Même si leur présence au premier plan suscitait la curiosité, Harrison, Pat Mastelotto et Bill Rieflin ont misé sur leur complémentarité plutôt que de chercher à épater par leurs prouesses individuelles. C'est plutôt Mel Collins au saxo bien gras, à la flûte traversière et au saxophone soprano qui s'est distingué par son jeu souvent jazzé au sein de ce collectif bien soudé.

Le nouveau venu Jakko Jakszyk, très en voix, a bien rempli son mandat de reprendre les chansons qu'avaient créées Greg Lake et John Wetton. Il s'en est tellement bien acquitté que, comme me l'a fait remarquer le collègue Alain Brunet, le style crooner préconisé dans certaines chansons de King Crimson jure aujourd'hui avec ces musiques qui ont mieux vieilli. Mais Jakszyk a prouvé qu'il pouvait également mordre dans Schizoid Man comme dans Easy Money.

Le moment de grâce de ce concert est survenu juste avant le rappel, quand les sept musiciens tirés à quatre épingles se sont lancés dans la ballade épique Starless. Ce voyage dans le temps, souligné par l'éclairage rouge associé à l'album Red, était d'une beauté saisissante. Ce n'était pas une tranche d'histoire poussiéreuse qui se développait devant nous, mais une chanson vibrante, véritablement sans âge, à laquelle contribuaient sept musiciens créatifs menés par maître Fripp et sa guitare poignante.

Le public s'est levé d'un trait pour exprimer son bonheur. Celui qui renouera avec ce King Crimson haut de gamme ce soir au même Saint-Denis en fera probablement tout autant.