Plusieurs époques cohabitent au temps présent, Susie Arioli nous en fournit la preuve depuis qu'elle connaît le succès. Présenté  jeudi au Théâtre Maisonneuve, le nouveau spectacle de la chanteuse n'a certes pas infirmé cette perception. Mâtiné de blues, country, rock'a'billy ou pop classique, le répertoire jazzy qu'elle préconise a été créé des années 20 jusqu'au tournant des années 60.

Encore aujourd'hui, l'art de Susie Arioli et de son comparse, l'excellent guitariste Jordan Officer, consiste à sortir les perles d'une antique boîte à bijoux, à les faire rutiler. Et ce avec un classicisme consommé mais sans tomber dans le piège de l'académisme stérile.

Talons, robe cocktail sertie de paillettes... et cette allure farouche, cette dégaine un peu rustre qu'on lui connaît. La chanteuse débarque et fait face à un parterre bien garni - les étages supérieurs de l'amphithéâtre ont été fermés, il faut dire. Elle dit à son public qu'elle a peine à le voir, mais qu'elle en ressent très fort la présence et le remercie de «sortir un jeudi soir».

Elle entonne Looking for A Boy, chanson créée au début du siècle précédent par George et Ira Gershwin, et popularisé naguère au Québec par... Pierre Lalonde qui avait fait de la version française le thème de l'émission Jeunesse d'aujourd'hui. Elle enchaîne Here's That Rainy Day (Johnny Burke, Jimmy Van Heusen), puis Time After Time (Sammy Cahn, Jule Styne), swing lent assorti d'une improvisation duveteuse du saxo ténor (Cameron Wallis). When Your Lover Has Gone (Einar Aaron Swan), bluesy et tonique, est propice à un solo de guitare très rétro, signé Jordan Officer.

La magnifique ballade Forgetful (Jack Segal, George Handy), en précède une autre très belle, There's A Lull In My Life (Harry Revel, Mark Gordon). Pendant le solo de saxo, on imagine parfaitement feu Chet Baker chanter le thème et on se dit néanmoins que Susie Arioli manifeste un goût certain dans son interprétation. Voix feutrée et sensuelle, aucun excès de vibrato, sens aigu de la mélodie, nuances dans la dynamique et les effets d'intensité, puissance exposée au moment opportun. Idem pour le comparse Jordan Officer: méga-puriste en ce qui a trait aux premières générations de guitaristes électriques, il en maîtrise toutes les approches et sait également nous plonger dans ce passé rassurant d'une Amérique prospère et triomphante.

«Tonight, were gonna do a couple of happy love songs. Just a couple», annonce Susie, le ton espiègle. En voici une: It's Always You (Johnny Burke, Jimmy Van Heusen), swing de tempo moyen, trottinant jusqu'aux extrapolations parfaites de la guitare et du saxo. La fibre francophone de la chanteuse anglo-montréalaise est ensuite exprimée: Je bois, fameuse chanson où Boris Vian incarne l'alcoolique cocu est ici féminisée dans le contexte: «... pour oublier les amis de mon chum... pour être saoule pour ne plus voir ma gueule...» Toujours en mode franco, on écoute Un jour de différence, version française de la chanson espagnole Cuando Vuelva A Tu Lado (Maria Grever).

L'incontournable My Funny Valentine (Richard Rodgers, Lorenz Hart) est alors exécutée dans les règles de l'art. Sur le mode humoristique, la dernière chanson de la première partie est dédiée aux perdants de l'existence, Here's To The Losers (Jack Segal, Robert Wells).

Après l'entracte, Arioli revient en formule trio sans batterie (elle assure à la caisse claire avec balais), justifiant cette réduction (provisoire) de son personnel par la présence de «trop de beauté sur scène». Come Rain Or Shine (Harold Arlen, Johnny Mercer) est suivie de I Fall In Love Too Easily (Jule Styne, Sammy Cahn) et d'un solo de contrebasse (Bill Gossage). Et c'est la version chantée (en français) de Nuages, un des grands classiques de Django Reinhardt avec solo très personnel de Jordan Officer. Superbe intro guitaristique de Pennies for Heaven (Johnny Burke, Arthur Johnston), contrebasse proéminente sur Basswalk, une instrumentale joliment décorée de quelques onomatopées. Une chanson de coeurs brisés s'ensuit, «pas happy pantoute»: Husbands and Wives (Roger Miller).

Nous en sommes à la chanson titre du nouvel album, All The Way (Sammy Cahn, Jimmy Van Heusen, Harold Arlen, Johnny Mercer), ballade typique des années 50 à laquelle succède la scintillante Say It Isn't So (Irving Berlin), avec dialogue entre voix et saxo. Mother Earth (P Chapman)? Blues cochon, idéal pour guitare cochonne. Honeysuckle Rose, classique de Fats Waller, est interprété façon très swing, avec un petit charlerston en prime, gracieuseté de la chanteuse. La seconde partie se termine avec Beyond The Sea, version anglaise de La Mer de Charles Trenet dont on sait l'amour de la musique populaire américaine de son époque.

«J'espère que vous avez passé du bon temps avec nous, rock'n'roll baby» et trois rappels avant de quitter. Arioli aura la bonne idée d'inaugurer le temps des Fêtes avec Winter Wonderland (Felix Bernard, Richard B Smith), éminemment jazzy. Blue Christmas (Billy Hayes et Jay W. Johnson) s'ensuit à la manière d'Elvis, ce dernier l'ayant popularisée. On coiffe le tout à cinq sur scène avec The Big Hurt (Wayne Shanklin pour Tony Fisher), façon rock'a'billy.

La salle s'éclaire, nous revoilà en novembre 2012.