Dans les années 60 et 70, Frank Zappa apostrophait l'imaginaire collectif. L'interpellait brusquement. Le bousculait. Le ridiculisait à gogo, toutes tendances confondues. En 2010, qu'en est-il? Encore et toujours, l'amphithéâtre montréalais se remplit à craquer, et nous en sommes toujours aux mêmes considérations. Enfin... pas tout à fait.

Au Métropolis en ce mardi soir, on a observé une majorité absolue du sexe masculin, boys fervents et allumés malgré les cheveux plus gris et moins abondants, encore prêts à s'éclater. On a aussi recensé une minorité de jeunes curieux ayant saisi l'ampleur de «The Oeuvre». Bien sûr, une minorité de sexe féminin affichait présent, minorité particulièrement visible lorsque ces dames ont été invitées à monter sur scène... et que l'une d'elles a même dévoilé ses charmes mammaires. Après tout, le programme comprenait Titties & Beer!

Dans le bon vieux temps, on aurait trouvé l'ambiance sauvage, déjantée, magnifiquement provocatrice. Aujourd'hui, ces petits débordements font partie des moeurs. Être ainsi zappostrophé fait partie intégrante du zappatrimoine.

Cela étant, cette tension entre légèreté et substance demeure un paradoxe. Paradoxe savoureux, paradoxe discutable, insoluble dans la bière. Autant le regretté musicien fut associé à l'ironie, à l'irrévérence, la lucidité lumineuse mais aussi un certain pipi-caca-poil-montre-moi-tes-totons, autant son oeuvre musicale fait état d'une profondeur exceptionnelle pour ne pas dire un indiscutable génie.

En 2010, en tout cas, le monde de feu Frank demeure bien vivant. Le vaudeville, le sarcasme, la caricature de moeurs et l'humour absurde continuent à faire bon ménage avec ces explorations polyrythmiques, harmoniques, mélodiques, polytonales, atonales, enfin un très vaste corpus inspiré de  toute l'expérience sonore occidentale du siècle précédent. Ambitieux projet? Tinanesque, monumental à n'en point douter.

Dans un contexte rock qui rassemble les formes populaires de l'époque (blues et funk, entre autres), la haute virtuosité et la rigueur transcendent le divertissement et maintiennent l'art zappien en équilibre sur la clôture. Je parle de cette clôture séparant les musiques populaires des dites sérieuses. Voilà un coup de maître que très peu de compositeurs sont capables d'accomplir. Et que très peu de musiciens de culture rock sont en mesure d'interpréter.

Inutile d'ajouter que le band réuni par Dweezil Zappa a atteint le niveau des musiciens originels. Bien sûr on pourra spéculer sur l'un ou sur l'autre des interprètes mais, grosso modo, cela me semble être de même niveau. Ces instrumentistes ont parfaitement saisi l'esprit de ce «tour de Frank», une expression consacrée par la machine Zappa Plays Zappa.

Pour faire une histoire courte, le programme de deux heures et demie (sans compter l'entracte) a été construit autour de la période la mieux connue de son répertoire.

Le plat principal était constitué des aliments de l'album Apostrophe (') - Don't Eat The Yellow Snow, Nanook Rubs It, Father O'Blivion, Apostrophe, Cosmik Debris, Excentrifugal Forz, Uncle Remus, Stink Foot. De l'album Overnite Sensation, on aura joué Dinah Moe Hum et Montana. De Hot Rats, Gumbo Variations. De One Size Fits All, Inca Roads. De Sheik Yerbouti, Jones Crusher, City of Tiny Lites. De Joe's Garage, Keep It Greasy. De Zappa in New York, I Promise Not To Come In Your Mouth, Titties & Beer. De Baby Snakes, la chanson titre. De Bongo Fury, Muffin Man.

On l'a déjà souligné, Dweezil Zappa pourrait passer le reste de sa vie à approfondir le corpus de son défunt père, le reproduire  fidèlement jusqu'à la retraite. Il serait, d'ailleurs, facile de conclure qu'il est devenu dépendant de ce patrimoine dont il transmet les joyaux à un public qui ne cesse d'en redemander. Au terme de ce troisième cycle de Zappa Plays Zappa présenté à Montréal, on a remarqué une fois de plus que son style guitaristique se démarque peu (ou pas du tout) de celui du paternel.... à moins qu'il tienne à en évoquer l'esprit jusque dans les improvisations et les séquences d'interaction virtuelle sur grand écran - réussies en ce qui me concerne.

Sur l'ensemble de la musique au menu, j'ai trouvé un certain vieillissement aux éléments divertissants, entre autres ces formes blues employées à l'époque. J'ai de loin préféré les séquences instrumentales (re-wow!) aux aspects légers de ce répertoire... qui alimentent davantage la nostalgie que la pérennité. Mais bon, d'autres vous diront qu'on ne peut dissocier quelque dimension du personnage que fut Frank Zappa et que fiston Dweezil s'applique à immortaliser.

Ainsi vogue la zappostrophe...