«Sais-tu pourquoi il y a tant de «hey hey» et de «laï laï» dans les chansons amérindiennes? me demandait Chloé Sainte-Marie en septembre dernier, à la sortie de son disque tout en innu Nitshisseniten e Tshissenitamin. C'est parce que, quand tu ne sais plus parler ta langue - comme ça pourrait aussi nous arriver à nous, Blancs francophones d'Amérique - tu te tournes vers un langage universel, celui qui fait chanter ensemble».

Chanter ensemble, ou du moins écouter ensemble Chloé Sainte-Marie chanter comme elle n'a jamais chanté et parler comme elle n'a jamais parlé, c'est ce que la salle du Gesù a fait hier soir, lors de la première de ce tout nouveau spectacle de la chanteuse, tout juste quelques semaines après la mort de Gilles Carle, son bien-aimé. Un Gesù estomaqué par l'audace de Chloé Sainte-Marie (elle ne chante qu'en langue innue), touché par la grâce de cette petite femme de rien du tout qui prend toute la place quand elle interprète les chansons du poète amérindien Philippe McKenzie, un Gesù ému par ses textes de lien en français, où elle appelle son Gilles en-allé et parle à son amie Joséphine «Bibitte» Bacon, d'origine innue.

Une telle formule de spectacle aurait pu être larmoyante, mélodramatique, culpabilisante ou même tout simplement insensée. C'est tout le contraire qui s'est produit. Avec l'aide de la metteure en scène Brigitte Haentjens, celle du cinéaste Pierre Hébert (dont les images de la nature, parfois triturées de traits blancs ou noirs, avaient surtout le mérite d'offrir un horizon, sans pour autant détourner l'attention des spectateurs), mais surtout, surtout celle de ses exceptionnels musiciens et chanteurs Réjean Bouchard (assis dans un quasi tipi de guitares tant il y en a) et Gilles Tessier (à l'accordéon, aux percussions, clavier, etc.), Chloé Sainte-Marie propose là un spectacle en deux temps, deux attitudes, deux couleurs: en première partie, toute de rouge vêtue comme une flamme, elle interprète des chansons plus mélancoliques et meurtries; durant la seconde, toute de blanc vêtue tel un cierge, elle chante des chansons plus dramatiques et même enragées. La tension entre ces deux émotions, on la sent même dans l'évolution des textes de lien, où le dialogue entre la chanteuse et la voix enregistrée de son amie Bibitte (qui la «coache» en innu) devient peu à peu un dialogue entre Blancs et Amérindiens

L'effet est saisissant et réussit à gagner entièrement le public. Car les spectateurs étaient partagés à l'entracte: certains auraient préféré que Chloé Sainte-Marie leur précise de quoi chaque chanson traitait (un petit regard au programme, où figure la traduction des titres des chansons pourrait aider, en passant), alors que d'autres se réjouissaient de plonger dans un univers étrange, à la fois incompréhensible et pourtant intelligible, que ce soit Nimushum ou Mishapan Nitassinan, Mamitunenitamun ou Ninanituapaten, Ekun Kanipua Kie ou Papeikutshishikua.

Quelques minutes après le début de la deuxième partie, plus personne ne s'interrogeait: on comprenait. Et on aimait. En Amérique du Nord, il n'existe, c'est vrai, aucun mémorial pour rappeler le génocide de millions d'Amérindiens, de dizaines de tribus à jamais disparues. Mais il existe des gens comme Chloé Sainte-Marie qui, en nous faisant chanter en innu, garde vivante une langue, une culture, un regard. Un regard blanc, un regard rouge.

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Chloé Sainte-Marie en spectacle les 12 et 27 février, puis en tournée au Québec et en Europe.