C'en est un tantinet désolant, Emmylou Harris ne joint encore qu'un nombre restreint d'hyper férus de culture americana. À Montréal, s'entend.

À peu près partout sur ce continent, la (très) belle femme de 62 ans remplit ses salles, alors qu'elle n'attire ici que des fans finis de la communauté anglophone et une poignée de frenchies rompus à la chanson américaine dans ce qu'elle a de meilleur à offrir.Voilà un autre trait de notre insularité culturelle: sans se préoccuper de ses origines et de son actualisation, on s'intéresse aux protagonistes de cette mouvance qui la chantent en français - Mara Tremblay, Michel Rivard ou Rick Haworth, pour ne citer que ces exemples d'admirateurs présents dimanche soir dans un Théâtre Saint-Denis rempli aux deux-tiers pour Emmylou.

Ça ne m'empêche certes pas de dormir, mais je vous dirai que cette particularité locale m'agace depuis des lustres. Il fallut que feu Johnny Cash chante du U2 et qu'Elvis Costello l'encense pour qu'on finisse par le trouver cool au Québec francophone - au-delà de son auditoire «naturel».

Il fallut presque que Willie Nelson se retrouve avec Wynton Marsalis pour qu'on l'acclame sans arborer un Stetson sur le coco.

Et si Merle Haggard, Waylon Jennings, T-Bone Burnett, Sam Phillips, Mary Chapin Carpenter, Gillian Welch, Stacey Earle ou d'autres artistes de l'élite country tentaient de se produire par chez nous avec des moyens à la hauteur de leur réputation, il y a fort à parier que les producteurs ne feraient pas leurs frais.

Le cas d'Emmylou Harris est à peine plus complexe. Daniel Lanois a beau avoir réalisé Wrecking Ball en 1995, les soeurs McGarrigle ont beau l'avoir accueillie au sein de leur famille élargie (et vice versa) en composant avec elle et en tournant à ses côtés (d'où leur présence chaleureuse sur scène pour les interprétations de Wildwood Flower, Sailing Round The Room, All I Left Behind et Mendocino), cela ne suffit visiblement pas à remplir le Saint-Denis. Il faut quand même rappeler que Mme Harris a longtemps brillé par son absence au Québec: une apparition au spectacle de Dan Lanois en 2006, sinon il faut remonter aux années 70!

Cela étant, j'ai passé une excellente soirée dominicale.

Non, je ne me formaliserai pas comme certains des légers écarts de justesse dans les choeurs avec Kate et Anna (rarement impeccables au plan technique) ou encore la séquence a cappella avec ses propres musiciens, pas parfaite non plus. Encore faut-il vraiment saisir l'essence de la culture populaire de pointe et l'importance (très) relative de ses inexactitudes techniques, surtout lorsqu'elles sont rarissimes comme ce fut le cas dimanche.

Pour le reste, ce fut la grande classe. Oui, Emmylou a fort bien chanté, et ce dans un cadre instrumental idéal pour l'occasion - guitares, claviers, basse, percussions, mandoline, violon. Depuis l'époque où elle obtint sa première vraie chance de passer aux grandes ligues en devenant l'acolyte provisoire de feu Gram Parsons (mort d'overdose en 1973, à l'âge de 26 ans), il faut dire qu'elle a été associée à l'élite des genres country et folk.

Native de Birmingham (Alabama), résidante de Nashville (Tennessee), elle a toujours mené des formations top niveau. Je me souviens d'un récital mémorable à Branson, Missouri, au début des années 90, alors que je préparais reportage sur le renouveau country. Déjà, la chanteuse embauchait la crème des musiciens country, je pense entre autres au multi-instrumentiste Sam Bush (mandoline, etc.) qu'on aurait aimé entendre davantage au concert country/bluegrass du contrebassiste Charlie Haden, l'été dernier.

Le cycle actuel d'Emmylou Harris, qui ne cesse de raffiner ses propositions chansonnières depuis les débuts de sa carrière, nous permet entre autres de découvrir le guitariste, auteur, compositeur et interprète Buddy Miller, qui assurait dimanche la première partie de son employeuse en plus d'être son accompagnateur central. Superbe chanteur doublé d'un instrumentiste chevronné, usant d'un humour subtil (on retiendra une séquence drolatique d'auto-apitoiement au sujet de son triple pontage coronarien), Miller fait aussi partie de l'élite country.

Ainsi, son accompagnement fut impeccable sur toute la ligne, tout comme celui des autres Red Dirt Boys d'Emmylou (en référence au titre d'un de ses derniers albums, Red Dirt Girl, paru en 2000) qui ont enchaîné les relectures signifiantes de son matériel original - Hold On, Take That Ride, My Antonia, etc. Également au programme, ont figuré des reprises signifiantes, ce qui nous en dit long sur le goût d'Emmylou; Even Cowgirls Get The Blues (Rodney Crowell), Save The Last Dance For Me (Doc Pomus/Mort Shuman), All That You Have Is You Soul (Tracy Chapman), Making Believe (Jimmy Work) ou encore la célébrissime Love Hurts (Everly Brothers) que la belle dame à la crinière blanche avait interprétée jadis avec Gram Parsons alors qu'elle avait la crinière brune.

Ça ne nous rajeunit peut-être pas, mais ça garde assurément le coeur jeune.