Pourquoi donc l'ensemble de Colin Stetson a-t-il fait salle comble et triomphé, vendredi soir à la Fédération Ukrainienne ?

Au début des années 90, Nonesuch avait entrepris de rendre public un enregistrement de l'oeuvre composée en 1976, ce fut un très grand succès dans le contexte classique : un million d'albums vendus en 1994. Du coup, l'impact débordait largement le cercle des mélomanes classiques.

Encore aujourd'hui, l'oeuvre produit un impact similaire. Pour plusieurs fans de post-rock, comme c'est le cas pour tant de jeunes mélomanes fraîchement initiés à l'univers classique/contemporain, la Symphonie #3 d'Henryk Gorecki pour soprano et orchestre, dite des « chants plaintifs » , est une référence très prisée voire un rite de passage. 

Colin Stetson et tant d'autres musiciens non classiques de sa génération (aujourd'hui trentenaires et quadragénaires) ont été bouleversés par cette oeuvre, ce qui a fort probablement mené le fameux saxophoniste à envisager son interprétation, soit en procédant à une réduction symphonique et une transformation substantielle de son instrumentation originelle - au lieu d'un orchestre symphonique, il a préconisé un ensemble constitué de cordes, guitares électriques, anches, batterie, effets de saturation, usage accru des harmoniques, etc. Seule la voix resterait vraiment classique, soit sa frangine Megan.

Rendu public il y a quelques mois, l'enregistrement de Sorrow fut applaudi par la majorité absolue des critiques, inutile d'ajouter que sa relecture sur scène était un des événements les plus attendus au festival Pop Montréal.

Archibondée, la Fédératon Ukrainienne était devenue vendredi un véritable temple hipster, regroupant la frange montréalaise la plus avancée des mélomanes issus de cette mouvance. Ce public n'a assurément pas fait de cas des carences évidentes de la sonorisation, des piètres qualités acoustiques de la salle pour un tel événement, d'une visibilité restreinte pour une portion importante de la salle, sans compter les limites de la climatisation.

On imagine qu'il est trop cool de sortir la musique sérieuse de son contexte habituel, au risque d'en affecter substantiellement les conditions de son exécution. Ce qui fut le cas vendredi. On n'a donc pu goûter les nuances de l'orchestration, on a souvent eu l'impression de recevoir un son trop massif, parfois même informe et dont l'intelligibilité était bien en deçà de celle de l'enregistrement. 

Mais bon... qui s'en plaindra ?   

Godspeed au Théâtre Paradoxe

Si l'esthétique post-rock a teinté cette relecture goreckienne sous l'impulsion de Colin Stetson, le vaisseau amiral du genre à Montréal, s'est produit quatre soirs consécutifs dans l'île cette semaine.

Depuis les années 90, et ce malgré une longue pause, Godspeed You! Black Emperor remplit ses salles, suscite l'admiration, maintient un taux de fidélité très élevé auprès de ses fans. On l'a revérifié il y a quelques mois lorsque la formation montréalaise accompagnait une compagnie de danse (The Holy Body Tattoo) au Théâtre Maisonneuve, et encore cette semaine alors qu'une ancienne église de Ville-Émard, rebaptisée théâtre Paradoxe, en présentait trois concerts consécutifs. 

Bien qu'on ait eu la vague impression de découvrir du nouveau matériel si on n'était pas extrêmement préparé à l'événement, on a réalisé après coup que GY!BE avait interprété grosso modo Storm (Lift Your Skinny Fists Like Antennas To Heaven), Mladic (Allelujah! Don't Bend! Ascend!), Moya et BBF3 (Slow Riot For New Zero Kanada), et autres éléments inédits.

Quiconque assiste pour la première fois à un tel concert ne peut rester indifférent par tant de puissance et de singularité. Au programme : surimpressions d'instruments saturés à fort volume (guitares, orgues, violon, etc.), puissants effets orchestraux, progressions mélodico-harmoniques très simples, le tout illustré par de magnifiques projections en 16 mm (cette fois, surtout fondées sur des images prises à bord de trains ou autres véhicules). 

À n'en point douter, GY!BE a fait école, demeure une référence mondiale en matière de post-rock instrumental.

On doit cette importante contribution à Thierry Amar, basse et contrebasse, David Bryant, guitare, clavier portasound, orgues et drones, Aidan Girt, batterie, Timothy Herzog, batterie et drones, Efrim Manuel Menuck, guitare, Michael Moya, guitare, Mauro Pezzente, basse, Sophie Trudeau, violon et drones, Karl Lemieux, projections. 

La majorité de ces musiciens, il faut le souligner, n'a pas de hautes compétences techniques, enfin d'un point de vue académique - connaissance profonde du langage classique européen ou jazz, articulation de haut niveau, etc. En revanche, l'expertise texturale de ces artistes est nettement supérieure à celle des musiciens éduqués institutionnellement. C'est vraiment là que ça se passe chez Godspeed.

Or, si cette quête de la sophistication texturale est un chemin aussi valable que celle de la virtuosité mélodico-harmonico-rythmique, mais... d'un point de vue compositionnel, elle peut aussi atteindre des plateaux. Alors ? Ce que j'ai entendu mardi m'a laissé l'impression de traverser un de ces plateaux... et que cette traversée n'était pas terminée au terme du concert, tout à fait défendable au demeurant.