De plus en plus d’études suggèrent que la musique compressée affecte notre ouïe de manière irréversible, entraînant des problèmes d’acouphène, d’acousie et de surdité. Les musiciens et artisans de l’industrie musicale sont bien sûr directement touchés par cette affliction, mais la vérité est que personne n’est épargné.

La musique et les balados font aujourd’hui partie de notre quotidien. Munis de nos écouteurs, immergés dans l’univers musical ou fictionnel de nos artistes ou de nos auteurs préférés, nous mettons nos oreilles sur la ligne de front. Et ça, c’est sans compter les spectacles ou même les films que nous allons voir.

Mais l’écoute prolongée et cumulée de ces sons compressés, conçus pour s’élever au-dessus du bruit ambiant (de plus en plus élevé), a un impact négatif sur nos oreilles, nous disent des experts.

« Quand on parle de surcompression, on parle d’absence de micropauses et de densité sonore extrêmement importante, explique Christian Hugonnet, ingénieur acousticien. Ce n’est pas une simple question de volume, on parle d’un son qui ne redescend jamais, qui reste chargé et qui, à la longue, provoque une rupture du réflexe stapédien. »

Le réflexe stapédien est un mécanisme de défense qui fait en sorte que les muscles de l’oreille se raidissent lorsqu’ils détectent une source sonore trop forte, empêchant le son d’entrer.

« On a mené une étude1 sur des cochons d’Inde, qui ont des oreilles à peu près identiques aux nôtres, nous explique Christian Hugonnet. Au bout de quatre heures d’écoute sans pause [I Miss You d’Adele, à 102 dB, le niveau d’une boîte de nuit], ils perdaient 50 % de leur capacité à déclencher leur réflexe stapédien. Après une semaine, ils étaient toujours à 50 % de leur capacité… Donc on a un vrai problème. »

PHOTO ANNE GAUTHIER, ARCHIVES LA PRESSE

La guitare n’est pas étrangère à l’apparition de la compression du son dans le monde de la musique.

Musique et publicité

Le son compressé est apparu dans les années 1960 dans l’industrie musicale, notamment dans le mixage de la guitare et de la batterie, rappelle Christian Hugonnet. « Si on avait remonté le niveau de la guitare, on aurait saturé l’enregistrement, donc ce qu’on a fait, c’est qu’on a écrasé le son de la guitare et on l’a remonté au niveau de la batterie. »

En clair, la compression permet de réduire l’écart entre les sons plus faibles et les sons plus forts.

« Ce qu’on fait, c’est qu’on transforme un soufflé en galette, et cette galette, on la monte en niveau là où on veut, illustre Christian Hugonnet, qui est aussi le président fondateur de la Semaine du son, parrainée par l’UNESCO. On a commencé avec le mixage des instruments, puis on l’a fait avec le son de la voix, ce qui fait que même si je ne parle pas très fort dans mon téléphone, vous m’entendez très bien. »

Les publicitaires se sont emparés de la technologie en compressant le son au maximum, mais en augmentant les niveaux sonores, de sorte que même si on se trouve dans une autre pièce, on entend très bien la pub. Avec la dématérialisation de la musique, dans les années 2000, le son n’a jamais autant été compressé. C’est à partir de ce moment-là qu’on a commencé à parler de surcompression.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

La compression permet de mixer plus facilement les sons plus faibles et les sons plus forts.

Un son qui ne désemplit pas

« L’oreille est soumise à un niveau sonore qui ne désemplit jamais, poursuit Christian Hugonnet. Aujourd’hui, c’est plus facile d’écouter un son compressé, parce que finalement, l’oreille n’a plus à travailler. À la longue, ça crée une accoutumance et on a de plus en plus de difficulté à entendre des sons de plus faible niveau, comme le bruit des pas ou d’une feuille qui tombe. »

Cette paresse auditive entraîne toutes sortes de problèmes de fatigue et de surdité, mais aussi de sifflement et d’acouphène.

« L’acouphène est lié à la surcompression, croit Christian Hugonnet, mais il peut être lié à un traumatisme sonore, qui touche particulièrement les musiciens et les gens de l’industrie musicale. Aujourd’hui, on estime que 60 % des musiciens ont des acouphènes, c’est-à-dire qu’ils ont des sifflements permanents dans les oreilles. Ce sont les neurones qui sont agressés en permanence et qui fournissent à leur tour un bruit intérieur permanent. »

L’audiologiste Sylvie Auger confirme ce phénomène. La présidente et fondatrice de la Clinique du Centre-Ouest a mis sur pied une clinique pour musiciens afin de répondre à la demande des patients issus du monde musical – musiciens, chanteurs et mélomanes.

Ce qu’on voit en clinique, ce sont des problèmes de surdité, d’acouphène, d’hyperacousie [hypersensibilité au bruit] ou de diplacousie [deux tons différents entendus dans chaque oreille à partir du même son].

Sylvie Auger, audiologiste

Et les cas surviennent chez des gens de plus en plus jeunes, souligne-t-elle. « Il y a de plus en plus de jeunes patients. La plupart du temps, ils perdent d’abord l’ouïe des hautes fréquences. Avec tous les dispositifs d’écoute qui existent, c’est une clientèle à risque… »

Musiciens à risque

Les musiciens en parlent peu, mais ils sont touchés de près par les problèmes d’ouïe. L’auteur-compositeur-interprète Peter Peter a eu une perte auditive neuro-sensorielle soudaine dans une oreille, l’automne dernier. Bien que dans ce cas-ci, la cause soit apparemment d’origine virale, il est sensible à la question, d’autant plus qu’il ne lui reste qu’une bonne oreille…

« Perdre l’ouïe, c’est quelque chose de traumatisant pour un musicien, nous dit-il. Ça m’a fait perdre confiance pendant un moment. D’autant plus que j’ai maintenant un problème d’acouphène. Même si, dans mon cas, la musique n’a pas causé ma perte d’audition, je prends des précautions. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE L’ARTISTE

Peter Peter

Il y a plusieurs musiciens dans mon entourage qui ont des problèmes d’ouïe. Mais une fois qu’on le sait, on fait quoi ? C’est notre métier…

Peter Peter

Peter Peter, qui a vécu en France pendant quelque temps, explique que, dans de nombreuses salles, les consoles sont munies de lecteurs de décibels. « Au-delà d’un certain seuil, ça bloque. Je trouve que c’est quand même bien géré en France. On a d’abord le réflexe de se dire que c’est chiant, mais au fond, c’est une question de santé publique. »

Pour éviter d’être entraînés dans une spirale, les spécialistes s’entendent sur une chose : il faut diminuer le temps d’exposition au son.

« Il faut aussi, selon M. Hugonnet, qu’il y ait plus de pauses dans la musique. Il faut tendre vers des musiques qui respirent. Dans les années 1960, 1970, la compression était encore maîtrisée, mais aujourd’hui, ça ressemble à un gavage d’oie. La musique a perdu ses nuances, même en musique classique. »

Du repos sonore

Sylvie Auger abonde dans le même sens. « On a besoin de repos sonore. Je recommande également aux musiciens d’utiliser des bouchons filtrés [par décibels] et à ceux qui donnent des spectacles, de se servir de moniteurs de scène, pour réduire le son qui est projeté de la scène vers la salle pour contrôler l’intensité sonore qui se rend à leurs oreilles. Parce qu’en combinant le son de la salle à la musique jouée sur scène, ça fait beaucoup. »

L’audiologiste suggère également aux musiciens de porter des bouchons ou des casques antibruit entre des performances, par exemple dans un bar ou dans un autobus de tournée, une façon de « reposer » les oreilles.

Aujourd’hui, une personne sur quatre a des problèmes d’audition.

PHOTO FOURNIE PAR CHRISTIAN HUGONNET

Christian Hugonnet

On est en train de perdre notre audition. Sur l’île de Pâques, il y a peu ou pas de malentendants. Une personne de 90 ans entend aussi bien qu’une personne de 20 ans. Donc il faut savoir que c’est notre environnement sonore qui crée cette déficience.

Christian Hugonnet, ingénieur acousticien

L’équipe de Christian Hugonnet travaille en ce moment sur un label avec Universal, l’Institut de l’audition et l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM) pour définir des critères objectifs de qualité sonore de manière à éviter la compression excessive. Ces travaux devraient être présentés en 2024.

1. L’étude a été menée avec le professeur Paul Avan, du Centre de recherches et d’innovation en audiologie humaine de l’Institut de l’audition à Paris.

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  • 1,5 milliard
    Nombre de personnes qui seraient malentendantes
    Source : Organisation mondiale de la Santé