Tapis rouge, apparition télé, concerts, nouvelle chanson, sortie d’album… Trois ans après avoir plaidé coupable pour voies de fait contre une femme et s’être éclipsé des grands circuits, Éric Lapointe retrouve, lentement mais sûrement, les projecteurs en 2023. Une opération fragile et non sans écueils possibles.

Le rockeur lancera une pièce inédite le mois prochain, nous confirme son agence de relations de presse, Roy & Turner Communications. Il s’agit du premier extrait d’un album attendu en septembre, son premier de matériel original depuis qu’il a bénéficié d’une absolution conditionnelle avec probation en octobre 2020.

Précédemment pendant l’hiver, sur Facebook, le chanteur de 53 ans avait publié une courte vidéo dans laquelle on l’apercevait en studio, en train d’enregistrer une chanson qui décrivait ses démons intérieurs : « Vous n’en voulez pas/J’ai une bête à nourrir/Elle me suit jour et nuit/Elle veut m’entendre rugir. »

Ce lancement marquera l’étape ultime d’un retour progressif pour l’auteur-compositeur-interprète qui n’a jamais cessé complètement ses activités durant cette période, donnant quelques concerts épars, mais toujours loin des grands centres.

Son projet de revenir dans l’espace médiatique est passé en deuxième vitesse en décembre dernier, lorsqu’il a ressuscité son (jadis) traditionnel Party des fêtes à Montréal et à Québec. Puis, en février, le rockeur a foulé le tapis rouge du film d’animation Katak, le brave béluga au cinéma StarCité de Montréal. Une rare apparition publique durant laquelle il s’est prêté au jeu des photos avec ses deux fils, Édouard et Christophe-Arthur, mettant de l’avant une image de bon père de famille.

Pour Bernard Motulsky, professeur au département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), cette sortie a permis au chanteur — ainsi qu’à son équipe — de « prendre la température de l’eau ».

Pour n’importe quelle opération de communication, c’est toujours préférable de tester les choses, et regarder quelles sont les réactions.

Bernard Motulsky, professeur au département de communication sociale et publique de l’UQAM

Les choses ont continué d’évoluer au début d’avril, quand celui qu’on surnomme « Ti-Cuir » s’est retrouvé comme intervenant dans Quépop, une série documentaire de TVA sur l’univers musical québécois des années 1990, diffusée à heure de grande écoute.

Enfin, la semaine dernière, il figurait en couverture du magazine Échos vedettes.

Ni Éric Lapointe ni Instinct Musique, sa maison de disques, n’a souhaité faire de commentaires sur son retour prochain. L’artiste devrait étudier les demandes d’entrevues le mois prochain, lorsqu’il entamera une tournée de promotion, nous informe-t-on.

Faire preuve d’humilité

Comme tout autre artiste ayant tenté un retour après avoir fait des gestes répréhensibles, Éric Lapointe devra contourner certains obstacles s’il veut gagner son pari.

D’après le stratège en communication et image de marque Jean Gosselin, le vétéran du showbusiness devra bien s’entourer, être patient et faire preuve d’humilité. « Il faut qu’il accepte d’être confronté à ce qu’il a fait, dans des entrevues, par exemple. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Lapointe à la cour municipale de Montréal en octobre 2020, après avoir reçu une peine d’absolution conditionnelle pour voies de fait contre une femme

Quant aux facteurs qui influenceront l’accueil qu’il recevra, ils demeurent les mêmes que pour quiconque se trouve dans cette position, explique Mylène Forget, présidente du cabinet-conseil Massy Forget Langlois relations publiques. Parmi ces critères, on mentionne la gravité du comportement reproché, la notoriété des personnes impliquées, le nombre de victimes, la longueur de la période pendant laquelle la nouvelle a fait la manchette et l’attitude de l’individu concerné.

Le passage du temps n’est pas suffisant pour arranger les choses, sauf s’il y a présentation d’excuses. De vraies excuses. Extrêmement et profondément sincères. Et s’il y avait des problématiques comme l’abus de substance ou d’alcool à l’origine du comportement, la personne doit avoir pris du recul. Elle doit avoir cheminé et [fait] des gestes concrets.

Mylène Forget, présidente du cabinet-conseil Massy Forget Langlois relations publiques

La différence entre l’image publique de l’artiste et l’acte qu’il a commis peut également « aggraver ou non l’affaire », ajoute l’experte en gestion de crise, qui raconte, sans révéler de noms, avoir accompagné des personnalités « éclaboussées » par divers scandales au cours des dernières années.

« Si c’est un bad boy, le choc est moins grand que s’il avait un comportement exemplaire avant l’incident. »

Toujours populaire

Est-ce qu’Éric Lapointe réussira son retour ? Il est encore trop tôt pour trancher. Chose certaine, la décision appartient au tribunal populaire.

« C’est toujours le public qui décide », souligne Bernard Motulsky.

« C’est un bon vieux principe de consommation, et c’est vrai aussi en culture : le public vote avec son portefeuille », ajoute Jean Gosselin.

Sans être surchargé, l’agenda professionnel du chanteur de Marie Stone et Tendre fesse comprend une demi-douzaine de concerts au cours des prochains mois. Trois festivals ont même retenu ses services.

Selon Jean-François Thorn, président-directeur général d’UPROD, la boîte de gestion évènementielle derrière Les grands crus musicaux de Chicoutimi, qui accueillera Lapointe en juillet, sa cote de popularité demeure très élevée. Après une participation concluante au Festicam de Saint-Honoré en septembre dernier (4500 personnes ont assisté au spectacle), le promoteur n’a pas hésité à l’embaucher de nouveau. « La raison pour laquelle les festivals produisent Éric, c’est parce qu’il vend des billets. Et durant son show, tu vends des bières. Tout est une question de rentabilité. »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Lapointe au parc Jean-Drapeau, en juin 2019

Jean-François Thorn affirme s’être « fait traiter de tous les noms » lorsqu’il a dévoilé la programmation des Grands crus musicaux. Quelques festivaliers ont également exigé d’être remboursés. Mais en fin de compte, le « positif » supplante largement le « brasse-camarade ».

« Si l’histoire d’Éric Lapointe n’était pas réglée ou qu’il n’était pas encore passé en cour, on n’aurait jamais osé. Mais on vit dans une société de droit. Au Canada, on prône la réhabilitation. Alors, quand c’est réglé, c’est réglé. »

Même son de cloche chez Yves Côté, vice-président de Price en Fête, où Éric Lapointe devrait attirer 2000 personnes l’été prochain. « On sépare l’homme de l’artiste, et on sait que l’artiste pogne encore beaucoup. Quand il donne un spectacle, c’est toujours plein. »

Ne pas oublier la victime

Bien qu’un juge ait rendu un verdict et qu’Éric Lapointe ait reconnu ses torts, le retour du rockeur pose des difficultés, estime Melpa Kamateros, directrice générale de Bouclier d’Athéna, un organisme communautaire qui offre des services aux femmes victimes de violence.

D’après Mme Kamateros, la victime doit demeurer au centre des préoccupations. « On laisse les gens revenir et reprendre leur place sans mentionner la violence, sans reconnaissance, sans responsabilité. Quand on fait ça, on minimise la violence faite aux femmes. On envoie le mauvais message. »

Les évènements ayant mené à la reconnaissance de culpabilité d’Éric Lapointe sont survenus le 30 septembre 2019, au lendemain d’une fête pour souligner le 50anniversaire du chanteur. Selon l’exposé commun des faits présentés au tribunal, le chanteur, encore intoxiqué de la veille, a posé sa main contre le cou d’une femme et l’a adossée au garde-manger. La victime, dont l’identité est protégée par une ordonnance de non-publication, a ensuite appelé le 911.

D’après Sandrine Ricci, chercheuse doctorale en sociologie et études féministes et chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal, le retour dans l’espace public du rockeur peut être difficile à vivre et raviver des blessures, non seulement chez sa victime, mais chez d’autres femmes victimes de violence masculine.

Une chose est sûre : dans les études spécialisées, la victime d’un geste violent cherche par toutes sortes de moyens à oublier l’état de peur et d’impuissance dans lequel elle s’est retrouvée lors de l’agression. Ce travail sur soi, pour éviter de penser à la situation, peut durer des années.

Sandrine Ricci, chercheuse doctorale en sociologie et études féministes, chargée de cours à l’Université du Québec à Montréal

Même son de cloche du côté de Melpa Kamateros : les séquelles psychologiques peuvent perdurer longtemps. « Au Bouclier d’Athéna, on peut voir des femmes pendant 10 ans. Et ce n’est pas seulement les femmes victimes qu’il faut examiner. Il faut aussi regarder les impacts auprès des enfants [quand il y en a], qui peuvent avoir été témoins. La violence faite aux femmes, ce n’est pas seulement l’affaire des femmes ; c’est l’affaire de tous. »

Sandrine Ricci souligne qu’Éric Lapointe a obtenu une absolution conditionnelle. Ainsi, son casier judiciaire sera effacé l’automne prochain. « Ici, on voit de nouveau un individu qui, après avoir plaidé coupable d’avoir fait subir des violences à une femme, poursuivre sa vie comme si rien ne s’était passé », souligne-t-elle.

Sandrine Ricci souhaite toutefois qu’avec ses nouvelles chansons, Éric Lapointe témoignera d’une « forme de responsabilisation », et qu’il remettra en question la « masculinité hypervirile de bad boy dont il a fait sa marque de commerce ». « Ou alors, comme beaucoup d’agresseurs, il va profiter de sa tribune pour se victimiser, en revenant sur son parcours d’alcoolique plutôt que d’homme violent », conclut-elle.

Quelques ressources pour les personnes violentes et leurs proches

  • Groupe d’aide aux personnes impulsives, ayant des comportements violents (Québec) : 418 529-3446
  • Action sur la violence et intervention familiale (Montréal) : 450 692-7313