Si c’était plutôt improbable qu’Isabelle Boulay consacre son 16album à des reprises d’Alain Bashung, ce l’est peut-être encore plus qu’elle en ait confié la réalisation à Gus Van Go. Mais la grande interprète n’écarte jamais rien, même l’idée de cosigner un jour des chansons avec Benjamin Biolay. Entrevue en deux temps : en studio en décembre dernier, puis dans l’atelier de sa maison de Pointe-Saint-Charles il y a trois semaines.

En studio avec Gus Van Go

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Isabelle Boulay et le réalisateur Gus Van Go

« Je suis entrée en studio sans ambition et c’est mon album le plus ambitieux », lance Isabelle Boulay, que nous avons retrouvée dans un studio du Mile-Ex, un vendredi soir, en décembre dernier.

Cela faisait des mois que nous avions demandé à la maison de disques et de gérance La Tribu de faire un saut en studio lors de l’engagement suivant de son réalisateur — pratiquement en résidence — Gus Van Go, qui est derrière les albums récents des Cowboys Fringants, des Trois Accords et des Vulgaires Machins.

Jamais nous n’aurions pu deviner que ce serait pour un album d’Isabelle Boulay de reprises… d’Alain Bashung.

« Un intouchable », concède la principale intéressée, qui était aussi à la fois emballée et intimidée de travailler avec Gus Van Go, ancien membre du groupe MMom and Morgentaler, dont elle écoutait la musique punk au tournant des années 1990.

« C’est grâce à Claude Larivée, raconte Isabelle Boulay. Il a vu mon spectacle à l’Olympia en juillet dernier pour mon 50anniversaire. Je ne voulais rien me refuser et j’ai fait un triptyque d’Alain Bashung. »

Quand Claude Larrivée, patron de la nouvelle maison de gérance d’Isabelle Boulay (sa maison de disques demeure Audiogram), a entendu l’interprète prêter sa voix à La mariée des roseaux, Osez Joséphine et La nuit je mens, il a vu grand.

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Après Serge Reggiani, un album de reprises de Bashung ? Si Claude Larivée était davantage convaincu qu’Isabelle, il l’a persuadée de rencontrer Gus Van Go en studio à Montréal.

Isabelle Boulay pensait « une pièce à la fois ». « Je voyais chaque chanson comme un cheval sauvage : comment je vais faire pour la monter. »

Inutile de préciser que le résultat a été concluant. Il faut dire qu’Isabelle Boulay avait fait venir de France le guitariste Éric Sauviat (qui a tourné grâce à elle avec Francis Cabrel). « Un player », dit Gus Van Go, qui a invité de son côté le batteur Pierre Fortin (ça tombait bien puisqu’Isabelle est une grande fan du groupe Galaxie) et ses copains américains Chris Soper et Jesse Singer, qui se surnomment Likeminds et qui forment avec lui le groupe Megative.

J’ai toujours voulu faire des chansons plus rock et assumées. Depuis que j’ai gagné le concours au Festival de la chanson de Granby comme interprète, il y a une grande marge entre ce que je fais et ce que j’écoute.

Isabelle Boulay

Si Isabelle Boulay nourrissait peu d’ambition avant d’entrer en studio, elle a finalement senti « un abandon total ». « Il me fallait quelqu’un comme Gus qui a de l’audace. »

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« Les gars de Likeminds ne savaient pas qui était Bashung, ni même Isabelle », souligne ce dernier.

Et c’est peut-être ce qu’il fallait pour oser se mesurer à l’œuvre du légendaire dandy rock mort d’un cancer en 2009.

Un moment précieux en studio

L’intimité et l’obscurité qui règnent dans le studio PM ajoutent au privilège de nous retrouver seules avec Gus Van Go et Isabelle Boulay pour la touche finale de l’album qui aura pour titre Les chevaux du plaisir : Boulay chante Bashung et qui sortira le 17 mars.

« Elle chante toujours juste », lance le premier alors que la deuxième se trouve dans la console pour enregistrer une autre prise de voix dans les graves — époustouflante — de Madame Rêve.

Pour lui envoyer des fleurs à son tour, il faut souligner à quel point le réalisateur a su fouetter certaines mélodies, notamment celle langoureuse de La nuit je mens, qui plairait sans doute à Lana Del Rey, mais qu’Isabelle Boulay honore avec brio.

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Les claviers électro-rock et les guitares galopantes de Ma petite entreprise ? Du génie.

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Le secret du succès de Gus Van Go ?

J’aime la musique pop avec des refrains qui ressortent.

Gus Van Go

Or, cela ne va pas nécessairement de pair avec les compositions rock plutôt alambiquées de Bashung. En studio, le running gag pour Gus Van Go et ses acolytes était de crier « Bashuuuuuung » en se prenant la tête.

« Bashung is weird [est bizarre], convient Gus Van Go. Souvent, je me disais : I don’t know how Isabelle will do it. She blew me away. [Je ne sais pas comment Isabelle va faire ça. J’ai été soufflé.] »

Bashung et la voix des femmes

« Tout est arrivé à point nommé et il me fallait un projet de cette envergure pour me mesurer encore plus à moi et à mes aspirations », confie avec le recul Isabelle Boulay quant à son opposition initiale à l’idée de revisiter Bashung.

La chanteuse croit aux signes que lui envoie la vie. Elle raconte que Yoan Garneau, qui n’a jamais cessé de correspondre avec la coach qui l’a mené à la victoire de La voix, lui a écrit par texto en septembre 2021 que La mariée des roseaux de Bashung lui faisait penser à elle. Peu de temps après, Isabelle Boulay avait un souper chez Mika et son voisin de siège était Doriand, qui a écrit des chansons sur l’album posthume de Bashung.

Après avoir donné sa bénédiction à Isabelle pour reprendre le monstre sacré de la chanson française, il l’a couverte d’éloges après avoir entendu les enregistrements. Pareil pour Jean Fauque, qui a écrit en décembre dernier à Isabelle : « Ça faisait longtemps que je voulais qu’une femme reprenne les chansons d’Alain. Il était le plus féministe des hommes que j’ai connus. »

« C’est vrai que Bashung donne la parole aux femmes dans ses chansons. Pour moi, c’est extatique à chanter », dit Isabelle Boulay.

En décembre dernier, la chanteuse a aussi tenu à rencontrer Chloé Mons, veuve de Bashung. « Je ne pouvais pas sortir l’album sans lui en faire part. »

Elle était quelque peu intimidée à l’idée de présenter à « une femme ardente à la personnalité forte » des reprises du mari qu’elle avait perdu. Chloé Mons fut aussi séduite : pouvait-il en être autrement ?

Isabelle Boulay n’a croisé Bashung qu’une fois dans le couloir d’un plateau de télévision. Elle se souvient encore du frisson qu’elle a ressenti. « Tout au long de l’enregistrement, je voulais chanter pour lui plaire. Pour moi, interpréter, c’est rendre grâce. C’est donner à l’autre. Lui montrer qu’on l’estime. »

Que lui répondrait Bashung ? On aime penser que ce serait avec ces paroles d’Osez Joséphine.

Plus rien ne s’oppose à la nuit
Rien ne justifie.

Les chevaux du plaisir (Boulay chante Bashung)

Pop

Les chevaux du plaisir (Boulay chante Bashung)

Isabelle Boulay

Audiogram
Sortie le vendredi 17 mars

Aux Francos en juin

Au cours des prochains mois, Isabelle Boulay présentera son spectacle D’Amériques et de France dans plusieurs villes du Québec et de la France. Elle se produira notamment le 10 juin au Théâtre Maisonneuve dans le cadre des Francos et plusieurs reprises de Bashung seront au programme.

Dans la chambre à soi d’Isabelle Boulay

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Isabelle Boulay

« C’est ma chambre à soi de Virginia Woolf », dit-elle.

Après nous avoir accueillie en studio en décembre dernier avec le réalisateur Gus Van Go, Isabelle Boulay nous a ouvert les portes de la magnifique annexe de sa maison de Pointe-Saint-Charles qui lui sert de bureau et où se trouve notamment son piano. Il y a de nombreuses photos — on remarque celles de son fils Marcus et celles de la chanteuse prise par Peter Lindbergh pour son album En vérité —, ses nombreux Félix, des disques certifiés, ainsi que de grandes bibliothèques de beaux livres et de biographies de légendes musicales comme Alain Bashung.

C’est une belle faveur de se trouver dans le refuge d’Isabelle Boulay.

Depuis que je suis toute petite, j’ai toujours eu un lieu où je peux être en réclusion à l’écart du monde. J’ai ce qu’il faut pour faire mon métier, mais j’ai parfois besoin de me protéger du monde.

Isabelle Boulay

L’an dernier, sa mère a déménagé dans une maison de retraite, si bien qu’il a fallu faire un tri de tout ce qu’elle avait gardé au fil des années, dont le couvre-lit de bébé d’Isabelle. « J’ai retrouvé une vidéo de moi, petite, qui chante. Je bouge de la même façon. On ne change pas ! »

Comme sa mère, Isabelle Boulay ne peut s’empêcher d’archiver certains éléments chers à sa vie. « On ne peut pas donner des vêtements de Christian Lacroix. J’ai même ma robe de Starmania. »

« Je me venge dans mon enfance », lance-t-elle.

La vie de famille d’Isabelle Boulay a basculé à l’âge de 8 ans quand son père autoritaire a eu un grave accident de la route. Quand elle veut se ressaisir et s’affirmer, c’est « la fille à Raymond » qui prend le dessus, nous dit-elle par ailleurs.

Mon monde intérieur est important pour moi.

Isabelle Boulay

C’est facile de parler à Isabelle Boulay. On sent à quel point elle est constamment habitée par des souvenirs, happée par des coïncidences et inspirée par des citations (dont elle raffole). Elle voue un grand respect aux mots. Quand elle nous parle d’un courriel, elle prend le temps d’aller le lire dans son téléphone intelligent.

« C’est drôle… », dit-elle souvent, pour introduire une succession de hasards de la vie qui finissent par avoir un sens, comme ce fut le cas pour son nouvel album Les chevaux du plaisir : Boulay chante Bashung (voir autre texte).

Isabelle Boulay dit ne pas avoir l’aisance des grandes stars sous les projecteurs. Or, elle en est une, qui a tourné avec Johnny Hallyday et qui se fait réciter les paroles de ses chansons par Fanny Ardant lors d’un souper chez Mika.

On ose lui demander si sa relation avec les médias en France a changé depuis que son amoureux Éric Dupond-Moretti est ministre de la Justice (il a défrayé les manchettes la semaine dernière pour des bras d’honneur). Pas tellement, puisqu’elle était déjà discrète devant les caméras avant sa relation avec lui.

Heureusement, c’est où elle brille le plus qu’Isabelle Boulay ne remet pas en question sa présence. « Il y a plein d’endroits où je me demande si j’ai d’affaire là, mais sur scène, jamais ! »

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Isabelle Boulay devant son piano

Diriger ses interprétations

Lors de la récente 17édition du Gala de la Société professionnelle des auteurs et compositeurs du Québec, Isabelle Boulay a reçu le prix Lucille-Dumont, qui souligne son excellence en tant qu’interprète.

En discutant avec elle de certains faits saillants de sa carrière, c’est épatant de voir à quel point le titre d’interprète implique chez elle d’être la capitaine de son propre bateau et des choix artistiques. « J’ai toujours su ce que je voulais. Dans les vidéos qu’a gardées ma mère, on voit que, petite, j’étais déjà une patronne sur scène. »

En 1998, c’est elle qui a tenu à enregistrer son album États d’amour au fameux studio français La Frette. « J’avais dit à l’époque à mon gérant que je voulais travailler avec Olivier Bloch-Lainé, qui avait réalisé Cap Enragé de Zachary Richard. »

Admirative de son travail avec Vanessa Paradis, Isabelle Boulay a aussi sondé à l’époque Franck Langolff, qui lui a composé Le saule (avec un texte de Francis Basset). Elle s’est forgé un statut qui lui permet de commander une chanson à Didier Golemanas (La route avec lui) et de ne pas rêver en couleurs pour avoir une composition de Carla Bruni avec Julien Clerc (Un garçon triste).

À l’inverse, cela fait 20 ans qu’elle a dans ses coffres une chanson d’Étienne Roda-Gil, mort en 2004, écrite avec Daniel Seff (qui lui avaient offert Je sais ton nom). Le bon moment viendra de l’enregistrer…

Coécrire avec Benjamin Biolay ?

C’est Jean-Valère Albertini, ancien directeur artistique chez Sony France, qui lui a fait connaître Benjamin Biolay, qui a réalisé son album Les grands espaces, sorti en 2011, puis En vérité.

« Je vais te confier quelque chose : je suis allée manger avec Benjamin Biolay. Je lui ai dit que je voulais reprendre de ses chansons avec un album qui s’appellerait Boulay chante Biolay. Il m’a répondu : “Oui, on pourrait faire ça, mais ce qu’on pourrait faire de mieux, c’est qu’on écrive un album ensemble. Je t’en sais capable.” »

Ce projet est toujours sur la table après l’album de reprises de Bashung ? « Il pourrait rester là. Je ne sais pas ce que je vaux en écriture de chansons […] je n’ai pas tant envie, mais il y a des petits bouts qui me viennent en tête. »

À propos des chansons qu’il lui avait écrites, Zachary Richard a souvent dit à Isabelle qu’elles partaient de mots qu’elle lui avait dits.

Et alors ?

« Peut-être », lance-t-elle.

En attendant, et peu importe si elle signera un jour le titre d’une chanson, Isabelle Boulay nous ramène à la base d’un savoir-faire dans lequel elle excelle une fois de plus avec Les chevaux du plaisir (Boulay chante Bashung).

« Interpréter est un art. »