Il n’y avait qu’une seule chanson en français dans le top 100 des pièces les plus écoutées à Montréal sur Spotify à la mi-octobre. Il faut parcourir la liste des 500 titres les plus demandés au Québec sur les différentes plateformes numériques pour en trouver 10 d’ici — et pas forcément en français. Le constat est brutal : la musique québécoise est noyée dans l’offre internationale.

Se comparer ne console pas

Il n’y avait aucune chanson en français dans le top 50 des titres les plus écoutés au Canada sur Spotify à la mi-octobre. Au même moment, environ la moitié des 10 titres les plus écoutés en France, en Allemagne, en République tchèque et en Finlande étaient dans la langue du pays. En Argentine, on trouvait 50 chansons en espagnol dans le top… 50. Ces données ne brossent pas un portrait global de l’écoute en ligne, mais sont révélatrices d’une tendance : ça ne clique pas entre les utilisateurs de plateformes de musique et les artistes francophones du Québec et du Canada.

De 50 % à 5 %

Le marché du disque au Québec a toujours été vigoureux : bon an, mal an, la moitié des albums vendus ici étaient (et sont encore) québécois, rappelle Eve Paré, directrice générale de l’ADISQ. Sur les plateformes, les artistes d’ici ne récoltent toutefois que 5 % des parts d’écoute. Il faut toutefois se garder d’en tirer des conclusions hâtives : les ventes de disques sont dopées par les nouveautés, alors que l’écoute en ligne reflète le comportement des utilisateurs québécois de manière globale. Ceux-ci partagent visiblement leur temps entre les artistes d’ici et les autres, entre les nouveautés et des chansons plus anciennes. La part d’écoute réelle de la musique d’ici s’est probablement toujours située quelque part entre les 5 % constatés en ligne et les 50 % de parts de marché du disque québécois.

Manque d’intérêt ou de visibilité ?

La faible part de marché de la musique québécoise en ligne soulève néanmoins des questions. Reflète-t-elle un désintérêt marqué ou un manque de visibilité ? Spotify affirme que ses palmarès, ici comme ailleurs, correspondent aux clics de ses utilisateurs. Ce qui signifierait que l’intérêt pour la musique en français est limité ou nettement insuffisant pour la faire sortir du lot. Or, peut-on écouter de la musique qu’on ne trouve pas ? Les plateformes sont conçues pour « pousser » les titres les plus écoutés et suggérer des chansons qui correspondent au profil des utilisateurs. Ce qui signifie que si un abonné écoute du Ed Sheeran et du Daniel Bélanger, les propositions qu’il recevra seront davantage influencées par les goûts des amateurs d’Ed Sheeran, bien plus nombreux, que de Daniel Bélanger.

PHOTO DADO RUVIC, ARCHIVES REUTERS

Spotify affirme que ses palmarès, ici comme ailleurs, correspondent aux clics de ses utilisateurs.

Il reste que, en principe, si un abonné écoute une quantité significative de musique québécoise, le système devrait lui en proposer dans une proportion conséquente. Jean-Robert Bisaillon, chercheur sur le numérique associé à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), n’est pas convaincu. Dans le cadre d’une recherche, ses collègues et lui ont créé un utilisateur fictif au profil très québécois. « On a vu les plateformes lui recommander des choses qui n’avaient pas du tout rapport avec ses goûts », dit-il.

Les plateformes prétendent avoir des outils de recommandation fiables, mais les recherches ne démontrent pas qu’ils sont performants à ce point.

Jean-Robert Bisaillon, chercheur sur le numérique associé à l’UQAM

Les liens faits par les algorithmes peuvent aussi être hasardeux. « On se retrouve parfois avec des suggestions qui n’ont ni queue ni tête, constate aussi Eve Paré. On va mélanger différents artistes et styles comme si, parce que tu écoutes de la musique québécoise, tu aimes autant Roxane Bruneau que FouKi. »

Tisser des liens numériques

De l’avis général, le référencement est un problème majeur pour le répertoire québécois. Les algorithmes sont conçus pour tisser des liens entre les chansons selon différents paramètres (rythme, genre, sous-genre, provenance, etc.). Ces informations sont fournies par les producteurs de disques aux distributeurs, qui les retransmettent aux plateformes. Ce travail, que les majors ont la réputation de faire de manière appliquée, se fait peu ou pas ici, dit Pierre Gourde, directeur général de Metamusique. Il faudrait mieux nourrir la machine.

On sait que les plateformes vont mettre en valeur les contenus les plus riches. Ils veulent du data, ils veulent être en mesure de faire des recommandations personnalisées. Si on leur envoie des contenus boboches, ils vont les traiter comme des contenus boboches.

Jean-Robert Bisaillon, chercheur sur le numérique associé à l’UQAM

Un Louis-Jean Cormier gagnerait ainsi à tisser des liens avec Karkwa, Marie-Pierre Arthur, les nombreux artistes dont il a réalisé les disques, sans compter ceux d’ailleurs dont il se sent proche. Jean Leloup devrait aussi logiquement être lié à Bran Van 3000 plutôt qu’à… Beau Dommage. Le projet Metamusique vise à corriger la situation en créant une base de données uniformisée qui améliorerait le référencement. « Ça ne réglera pas tout, mais ça va donner les moyens aux algorithmes de faire un meilleur job », estime Pierre Gourde. Un défi demeurera toutefois : est-il réaliste de penser que des chansons en français se retrouveront sur des listes de lecture thématiques globales, conçues à New York ou à Toronto, et qui accaparent une grande partie du temps d’écoute ?

Légiférer ?

Il n’y a pas de « Spotify Québec », et le géant suédois ne segmente pas l’écoute en fonction des provinces ou des langues. « Il faut voir les plateformes comme un HMV de Toronto, pas comme un Archambault où la musique québécoise était mise de l’avant », illustre Sébastien Charest, membre de l’Association des professionnels de l’édition musicale. Qub Musique est une exception : la musique d’ici y est très visible, ce qui en fait l’équivalent d’un Archambault numérique. La révision de la Loi sur la radiodiffusion en cours vise notamment à imposer une obligation — nécessaire, de l’avis général des personnes interviewées — de mise en valeur de la musique canadienne et québécoise. Personne ne connaît la forme que pourrait prendre cette « mise en valeur », qui sera adaptée au profil de chacune des plateformes. L’idée de quota ne semble pas applicable, mais les Spotify et autres pourraient-elles tenir compte de la géolocalisation pour proposer des contenus plus locaux ? Jean-Robert Bisaillon souligne que cette logique va à l’encontre de leur plan d’affaires qui est d’abolir les frontières des marchés — ce qui fait l’affaire des multinationales —, pas d’en ériger de nouvelles. « Si on force la recommandation de certains contenus à des utilisateurs qui n’en ont rien à faire, on se tire peut-être dans le pied », songe-t-il.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

L’offre en musique québécoise fait-elle partie du problème ? Des professionnels interviewés par La Presse le sous-entendent.

Adapter l’industrie

L’écosystème de l’écoute en ligne entre en conflit avec les habitudes de l’industrie de la musique au Québec. Sur les plateformes, il faut obtenir l’attention des gens et la garder, souligne Jacynthe Plamondon, cofondatrice de Distribution Amplitude et PDG d’Intempo Musique. Un des problèmes, selon elle, est que « tout le marché est encore basé sur la logique de sortir un album dont les coûts doivent être amortis sur deux ans ». Elle croit qu’il faut sortir davantage de chansons à la pièce pour conserver l’attention et l’intérêt des fans, multiplier les collaborations (ce qui permet d’attirer les auditoires de plus d’un artiste à la fois) et s’intéresser aux spécificités de chaque plateforme pour tirer son épingle du jeu à long terme. « Trouver son public cible, dit-elle, ça ne veut pas nécessairement dire d’être dans le top des chansons les plus écoutées. »

Une offre inappropriée ?

L’offre en musique québécoise fait-elle partie du problème ? Des professionnels interviewés par La Presse le sous-entendent. L’industrie locale serait habituée « de faire de la musique québécoise pour le Québec », alors que la concurrence est désormais mondiale. Une personne de l’industrie au fait du dossier, qui ne peut être identifiée car elle n’est pas autorisée à parler aux médias, juge que la scène québécoise est dominée par de la musique faite « pour [s]a mère » et par des « buzz artificiels » soutenus par l’industrie et les médias qui ont très peu d’écho sur les plateformes. Elle déplore que les succès de Loud ou FouKi demeurent considérés comme des anomalies alors que les esthétiques rap sont des locomotives ailleurs.

En savoir plus
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    Copilote, de FouKi et Jay Scott, était la seule chanson en français parmi les 100 plus écoutées à Montréal à la mi-octobre sur Apple Music. Elle occupait le 63rang.
    Apple music
    74 %
    Le marché du disque était mené par les nouveautés, l’écoute en ligne, le répertoire : 73,7 % des chansons écoutées datent de plus de 18 mois.
    Year-end report canada 2021