Parmi les disques légendaires du Québec, Tiens-toé ben j’arrive occupe une place importante. À l’occasion de son 50anniversaire, notre chroniqueur s’est entretenu avec le trio mythique formé par Diane Dufresne, Luc Plamondon et François Cousineau. Chacun à leur façon, ils racontent comment ils ont vécu cette fabuleuse aventure.

PHOTO ROBERT NADON, ARCHIVES LA PRESSE

Diane Dufresne en spectacle le 1er mars 1973

La chanteuse

Il est difficile de croire que la sage Diane Dufresne partie à Paris en 1965 pour y étudier le chant avec Jean Lumière est aussi celle qui cause une commotion sept ans plus tard avec le disque Tiens-toé ben j’arrive. Que s’est-il passé durant cette période ? Il s’est passé que cette femme a eu envie d’être de son temps, de dire (ou hurler) ses blessures et ses aspirations.

Mais avant cette incroyable métamorphose, Diane Dufresne doit se résoudre lors de son retour, en 1967, à reprendre le circuit des « clubs ». Ça ne fait pas son bonheur. Clémence DesRochers vient à son secours en 1969 en faisant d’elle l’une de ses girls. La chanteuse et le chef d’orchestre du spectacle, François Cousineau, découvrent qu’ils ont plein de choses en commun, notamment la même coupe de cheveux. Un couple naît.

Le 4 novembre 1969, Diane Dufresne va entendre Janis Joplin au Forum de Montréal (elle s’y rend avec Louise Latraverse — une autre girl — d’après Téléradiomonde). C’est un électrochoc ! Mais la démesure à laquelle aspire la jeune Québécoise doit être mise de côté. Pour l’heure, elle est une « chanteuse de musiques de film » grâce à son chum et au parolier Marcel Lefebvre.

Diane Dufresne obtient son premier grand succès commercial avec Un jour il viendra mon amour, chanson officielle du film L’initiation. Viendront ensuite Une fleur sur la neige, du film L’amour humain, J’ai besoin de ton amour et Les enfants du paradis, du film Sept fois par jour, et plusieurs autres titres qui font l’objet de 45 tours.

PHOTO DENIS GERMAIN, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Diane Dufresne reçoit le prix Artisan pour sa contribution majeure au rayonnement de la culture québécoise, dans le cadre de la fête nationale le 12 mai 2022.

La grande rencontre

Après deux ans de ce régime, la « chanteuse straight » n’a plus envie d’être straight. Un soir où elle va entendre Robert Charlebois à la Comédie-Canadienne (probablement à la fin de 1969) en compagnie de François Cousineau, elle tombe sur Luc Plamondon. « C’est lui le gars dont je te parlais », dit-elle au compositeur.

0:00
 
0:00
 

Le grand blond frisé connaît Diane Dufresne depuis l’hiver 1965 lorsqu’il était allé la voir au Safari, à Saint-Jérôme. « Je faisais la première partie de Guy Béart. André Gagnon, qui m’accompagnait au piano, me l’a présenté. » Une amitié est née sur-le-champ. Luc et Diane se reverront lors du séjour parisien de la chanteuse. « Il me disait qu’il écrivait, mais il ne me montrait jamais ses textes. »

Le trio organise des soupers. Diane est aux fourneaux et exécute habilement les recettes d’Henri Bernard. « Je me revois dans la cuisine et j’entends encore Luc et François qui discutent de chansons. »

Diane Dufresne ne veut plus chanter comme avant. Elle transforme sa voix. Elle se fait des « séances de rock » seule devant son chien Frank. Elle triture cet organe puissant et sans limites, le façonne autrement. « Je n’osais pas le faire devant François. Les cheveux lui auraient dressé sur la tête. Quand je criais fort, mon chien hurlait. Il est sur la pochette du disque et il le mérite. »

Les premières chansons du disque naissent dans une atmosphère de gaieté et de folie. Rond-Point, En écoutant Elton John, La chanteuse straight, J’ai rencontré l’homme de ma vie, Rill pour rire… Que des pépites.

0:00
 
0:00
 

En répétition comme en studio, Diane appuie sur l’accélérateur.

Luc a été un grand complice là-dedans. Sans lui, je n’aurais pas osé aller aussi loin. J’étais amoureuse de lui intellectuellement. Quand j’écoute aujourd’hui J’avais deux amants, c’est à ça que je pense.

Diane Dufresne

François Cousineau n’a pas le choix de suivre les deux amis qui font front commun. « François est un très grand mélodiste. Je n’en ai pas rencontré beaucoup, des compositeurs comme lui. Ça n’a sans doute pas été facile pour lui de prendre ses mélodies et de les transformer à ce point. Je voulais qu’il me suive et il m’a suivie. Il a fait un sacré bout de chemin. »

On a beaucoup parlé des « cris » de Diane Dufresne sur ce disque. Pour la chanteuse, c’était plus que ça. « Il y avait une envie de chanter le plus haut possible pour m’arracher le cœur, pour me sortir d’une emprise. »

Il y a la musique, mais il y a aussi la langue. « Luc m’a fait chanter en québécois. Charlebois le faisait déjà, mais nous n’étions pas nombreux à utiliser le joual. Pour les Français, entendre une femme dire « je fais mon possible », ça brisait un tabou. »

PHOTO FOURNIE PAR GSI MUSIQUE

Le disque Tiens-toé ben j’arrive

Grand risque

Diane Dufresne tient à faire ce disque de cette façon, mais durant sa création, elle demeure persuadée qu’il va marquer la fin de sa carrière. « Luc l’a bien vu dans Rond-Point quand il écrit « J’sais pas où je m’en va/Mais il me semble que je m’en va quelque part ». Je me disais que même si je me pétais la gueule, ce n’était pas grave, je voulais aller là quand même. »

Le premier 45 tours qui est lancé à l’été 1972 contient Buzz, une chanson percutante signée Marcel Lefebvre qui parle des paradis artificiels, et J’ai rencontré l’homme de ma vie. Aucune des chansons ne décolle. Diane décide de faire appel à son ami Michel Jasmin, animateur à CJMS.

« Il animait Balconville qui allait de quartier en quartier [vérification faite il s’agit plutôt des Soirées Heidelberg Balconville était animée par Jacques Salvail cet été-là]. Je me souviens d’un soir où il pleuvait. Michel m’a amenée dans une roulotte. Tout à coup, on a entendu ma chanson. On a ouvert la porte et il y avait des gens sous des parapluies qui chantaient L’homme de ma vie. On dirait une scène tirée d’un film, mais c’est très vrai. »

En 50 ans de carrière, Diane Dufresne a gravé une vingtaine de disques, en incluant les enregistrements devant public. Dans ce riche parcours, sans cesse en ascension, Tiens-toé ben j’arrive occupe une place de choix. « C’est le disque qui ouvre la porte. C’est l’authenticité d’une femme qui veut exprimer une forme de rage. Sans vouloir me lancer des fleurs, il fallait oser le faire. Et je l’ai fait. »

Une série de spectacles a suivi le lancement du disque. D’abord au Patriote et à la Butte à Mathieu, puis à la Place des Arts. « La réaction était bonne, mais personne n’osait s’exprimer franchement. Il a fallu que René Homier-Roy signe un article dithyrambique pour changer la donne. Tout à coup, je n’étais plus juste une folle, j’avais quelque chose à dire. »

Diane et ses bottes

Il existe peu de documents audiovisuels de ce spectacle. Mais la CBC a consacré une édition de la série En route à ce moment historique. Munie de ses « bottes de sept lieues », la nouvelle Diane Dufresne apparaît dans toute sa splendeur. La captation du spectacle a eu lieu au Centre culturel de Drummondville.

Regardez la vidéo

PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

François Cousineau chez lui, rue de l’Épée, en novembre 1970

Le compositeur

Alors que les années 1970 prennent leur envol, le couple Cousineau-Dufresne s’abreuve à une foule de sources. Tous deux vont au Forum entendre Stevie Wonder, Elton John et Edgar Winter (de fait, la sonorité de Give It Everything You Got semble avoir nourri la chanson Rond-Point). « On cherchait à créer un son semblable, mais à notre image. »

Au moment de créer le disque Tiens-toé ben j’arrive, François Cousineau est le chef d’orchestre de l’émission radiophonique Studio 11 animée par Lise Payette. « Quand j’avais des idées de mélodie, je demandais aux techniciens de partir le tape. Je rapportais ça à la maison et Diane écoutait ça. Une journée elle m’a dit : « Je pense que tu as composé un album. » En effet, plusieurs thèmes de Tiens-toé ben j’arrive étaient là-dessus : Rond-Point, Berceuse pour un homme, En écoutant Elton John et J’avais deux amants. »

0:00
 
0:00
 

Sonorité unique

Dès les premiers sons de guitare sur Rond-Point, on sait qu’il va se passer quelque chose. Cette sonorité unique, c’est à François Cousineau qu’on la doit. « Le son de ce disque vient surtout des arrangements. On a passé des semaines avec les musiciens à chercher le caractère de Rond-Point. Cette chanson, on pouvait la faire en rumba, en cha cha ou en swing. »

François Cousineau s’entoure de musiciens de catégorie A : le guitariste Red Mitchell, le batteur Richard Provençal (qui travaillait déjà avec Jean-Pierre Ferland), le bassiste Claude Ménard et plusieurs autres. « On a répété tout l’été dans notre salon. Je me souviens être allé chez Pascal acheter des ventilateurs parce qu’on avait trop chaud. »

Luc Plamondon assiste à ces séances et repart avec des cassettes. Il rapporte des textes qui jettent tout le monde à terre.

Quand Diane s’est mise à chanter ça, on a senti qu’on tenait quelque chose. Mais bon, on n’était sûrs de rien.

François Cousineau

Ils ne sont tellement sûrs de rien que même lors de la création de J’ai rencontré l’homme de ma vie (qui était au départ une ballade), le compositeur ne se doute pas qu’il possède un énorme succès. « Je sens que j’ai une bonne chanson, mais sans plus. Je lui ai donné un son happy avec le banjo. Personne ne sait qu’il crée un succès. Sinon, on serait tous millionnaires. »

Anecdote : la voix de François Cousineau sur cette chanson est purement accidentelle. « J’avais oublié d’engager un choriste pour faire les deux lignes. Au dernier moment, Luc a rappelé qu’il fallait quelqu’un pour chanter ça. Je me suis proposé. C’est comme ça que j’ai chanté « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? ». J’étais son chum et je n’étais pas chanteur. Ça faisait naturel. »

François Cousineau s’est souvent amusé à créer de longs passages musicaux dans les chansons qu’il a composées pour Diane Dufresne. Au départ, la musique de la chanson Tiens-toé ben j’arrive était un simple riff. « Diane s’est mise à blower là-dessus et Luc est arrivé avec cette phrase. Ça a donné ça. » Contrairement à la croyance populaire, la chanson phare de ce disque est née à la toute fin du processus.

0:00
 
0:00
 

Une erreur

Cinquante ans après la réalisation de ce disque, François Cousineau reconnaît qu’il n’aimait pas quand Diane Dufresne « criait ». « Diane avait un grand registre et une voix formidable. Elle ne vient pas du rock, mais de la chanson française, de là sa diction impeccable. »

La production de ce disque, enregistré au studio Son Québec d’André Perry, a été assurée par François Cousineau et Diane Dufresne. Une fois les maquettes terminées, ils sont allés rencontrer Yvan Gadoua, directeur de Barclay à Montréal. « L’erreur que j’ai faite est d’avoir accepté un chèque et d’avoir cédé le disque totalement à Barclay. »

Malgré tout, François Cousineau demeure extrêmement fier de cette œuvre. « Je suis content qu’on le ressorte. On a travaillé fort. Et le public en a fait quelque chose. »

PHOTO RENÉ PICARD, ARCHIVES LA PRESSE

Luc Plamondon en août 1978

L’auteur

De 1965 à 1970, Luc Plamondon trimballe sa tignasse et ses jeans délavés aux quatre coins du monde. L’étudiant en histoire de l’art tente de s’abandonner à l’ère paléolithique, mais au fond de lui, une autre passion le dévore : il veut écrire des chansons.

À son retour au Québec, il montre quelques textes à son ami André Gagnon qui lui dit que « ce sont des poèmes et que ça ne se chante pas ». Gagnon refile une musique à Luc et le met au défi d’écrire une vraie chanson. « Trois jours plus tard je suis revenu avec le texte des Chemins d’été (Dans ma Camaro). » Les deux comparses l’offrent à Steve Fiset qui en fait le tube de l’été 1970. Des portes s’ouvrent pour Plamondon.

La grande Monique Leyrac lui propose d’écrire des textes sur des airs classiques pour un concert avec l’OSM, dirigé par Neil Chotem, qu’elle doit donner en juillet 1971. Le parolier signe huit textes dont C’est ici que je veux vivre d’après un aria de Villa-Lobos.

L’année incroyable

À partir de là, tout s’enchaîne pour lui. On peut ainsi dire que Luc Plamondon est né artistiquement en 1972. Ce que cet auteur en herbe vit cette année-là est incroyable. En quelques mois, il écrit les chansons des disques Je reprends mon souffle pour Renée Claude, Tiens-toé ben j’arrive pour Diane Dufresne et Fluffy pour Donald Lautrec. À cela s’ajoute l’enregistrement du disque 1678-1972 de Monique Leyrac.

Luc Plamondon se rend régulièrement chez François Cousineau et Diane Dufresne avec lesquels il forme « un trio infernal », selon son expression. Il repart chaque fois avec des cassettes. Il laisse aller son imagination et revient avec des textes qui jettent ses amis par terre.

J’ai toujours aimé marcher. Je me rendais à pied à Outremont, j’observais la ville et c’est là que les idées venaient.

Luc Plamondon

Les premières chansons qui naissent de leur talent débridé se retrouvent d’abord sur la bande originale du film Le diable est parmi nous : D’un jour à l’autre, La chanson bi et D’vant ma télévision. Ce dernier titre annonce clairement les couleurs de ce qui va venir plus tard.

Puis on enchaîne avec les titres qui figurent sur Tiens-toé ben j’arrive. « On se challengeait beaucoup. François arrivait avec des musiques douces et on revirait ça de bord. » Selon Luc Plamondon, il y avait une réelle volonté de faire un disque différent. « On a travaillé dans ce sens du début à la fin. »

Le lancement de Tiens-toé ben j’arrive a lieu à la mi-octobre à la gare Centrale de Montréal dans une voiture de train. Le disque est déjà porté par le succès de J’ai rencontré l’homme de ma vie. « C’est fou quand j’y pense. J’avais eu un gros succès avec Les chemins d’été et j’en ai eu un autre l’été suivant avec cette chanson de Diane, particulièrement en France. Ça a commencé très fort pour moi. »

Une édition anniversaire

À l’occasion du 50anniversaire de Tiens-toé ben j’arrive, GSI Musique lance une édition spéciale limitée de 500 exemplaires (et dorée) de l’album.

Consultez le site de Diane Dufresne pour des billets