Il y a 40 ans cette année, la pianiste Lorraine Desmarais entreprenait sa première tournée au Québec. Son parcours de pionnière est souligné par un concert au Monument-National auquel participeront « au moins » deux dizaines d’invités.

Il ne faut pas compter sur Lorraine Desmarais pour se plaindre de la difficulté de vivre d’une passion comme le jazz. Elle se considère au contraire comme une privilégiée. « J’ai toujours fait des concerts et des albums », dit-elle. La pianiste sera même plus occupée que jamais ces prochains mois : elle vient d’amorcer l’enregistrement d’un nouveau disque et son agenda comprend des concerts ici et en Europe jusqu’à Noël.

« Cette année, c’est euphorique ! La pandémie a forcé une pause, mais quand les vannes se sont rouvertes, mon agente m’appelait tous les jours pour de nouvelles demandes, se réjouit-elle. On dirait que je récolte pour 40 ans de musique ! »

Avec quatre décennies de jazz derrière elle, Lorraine Desmarais est à classer parmi les vétérans des scènes québécoise et canadienne. Plus encore : parmi les bâtisseuses. En plus d’être la première pianiste jazz canadienne à avoir atteint un tel rayonnement international, elle a contribué à former, au cégep de Saint-Laurent où elle enseigne depuis 1979, plusieurs générations de musiciens.

« C’est vraiment une pionnière, estime Emie R. Roussel, qui a été son élève. Elle a ouvert la voie à énormément de musiciens et de musiciennes — particulièrement des musiciennes. »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

La pianiste jazz Emie R. Roussel a été l’élève de Lorraine Desmarais.

Moi, ça m’a permis de me dire : c’est possible d’être une femme et de faire carrière en musique. C’est clairement une inspiration.

Emie R. Roussel, ancienne élève de Lorraine Desmarais

Des « filles » de Lorraine Desmarais, Stanley Péan, animateur de Quand le jazz est là, en compte plusieurs : Marianne Trudel, Julie Lamontagne, Ariane Racicot, Emie R. Roussel… « Ce ne sont pas juste les filles qui ont été influencées par elle, précise-t-il toutefois. Il y a deux ou trois générations d’artistes de jazz du Québec qui sont passées par ses classes. » Pas juste des artistes jazz, a-t-on envie d’ajouter : Ariane Moffatt, qui est passée par sa classe, est aussi une « fille de Lorraine ».

Un lyrisme qui a de l’aplomb

Des modèles féminins, Lorraine Desmarais en a eu, elle aussi : les Américaines Marian McPartland et Joanne Brackeen. Ses idoles, celles qui ont fait naître en elle l’envie du jazz, étaient toutefois des hommes : Oscar Peterson, Chick Corea, Bill Evans.

La musique pour moi est non genrée. Ça passe d’abord par la musique et j’avais un feeling très fort pour le jazz. Mon créneau, c’est l’improvisation.

Lorraine Desmarais

Lorraine Desmarais a une formation classique et est « autodidacte du jazz », comme elle dit. Et de la composition, travail auquel elle s’adonne depuis ses débuts. Elle se rappelle que sa première tournée, en 1982, était dédiée à l’histoire du jazz, mais qu’elle présentait déjà des morceaux à elle en deuxième partie de programme. Des morceaux qui, en 1984, lui ont permis de remporter le prix Yamaha au Festival international de jazz de Montréal, ce qui a lancé sa carrière sur disque et sur scène. « Je voulais écrire, je voulais interpréter ma musique, et je le fais encore », insiste la musicienne.

L’importance qu’elle accorde au développement de son propre répertoire fait partie des choses qui la distinguent, selon Stanley Péan. « Sur les disques de Lorraine, ce qu’on entend, c’est la musique de Lorraine d’abord et avant tout », signale-t-il. Une musique dans laquelle on sent « énormément de lyrisme et d’aplomb », analyse Emie R. Roussel. « C’est l’une des grandes forces de Lorraine : elle peut toucher avec des pièces plus émotives et ensuite partir sur une envolée virtuose spectaculaire. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Stanley Péan, animateur de l’émission Quand le jazz est là

Lorraine Desmarais le reconnaît : elle est attachée aux mélodies. Or, elle laisse entendre qu’on pourrait être surpris par le disque qu’elle vient d’enregistrer et qui pourrait avoir un petit côté free… « Il va y avoir de tout sur cet album ! Il y aura des choses très lyriques, mais aussi des choses très audacieuses, annonce-t-elle. C’est le portrait de 40 années d’influences musicales. »

Pour l’amour du trio

Après avoir exploré la forme du big band sur deux disques, Lorraine Desmarais renoue avec le trio. Son format « de prédilection », observe Stanley Péan. Son espace de « liberté », selon Emie R. Roussel. « Ça me vient de mes idoles », juge la pianiste, en relevant que l’histoire du jazz est jalonnée d’illustres trios menés par Keith Jarrett, Chick Corea, Bill Evans, McCoy Tyner et ainsi de suite jusqu’à Brad Mehldau.

Le trio demande une grande écoute. Il y a beaucoup de communication. À trois, ça devient un trialogue. On peut s’exprimer à parts égales et c’est toujours fascinant. J’y reviens toujours.

Lorraine Desmarais

Stanley Péan souligne une autre constante de la carrière de Lorraine Desmarais : sa fidélité au jazz. Ce qui ne l’empêche pas de faire valoir l’ouverture d’esprit de la musicienne. « Je l’ai entendue avec Térez Montcalm, je l’ai entendue aussi avec Martin Deschamps, se rappelle-t-il. Elle va là sans problème parce que ce qu’elle aime d’abord, c’est la musique, peu importe la catégorie. »

Tant que la musique est « bonne », que l’artiste est « sincère » et qu’elle sent qu’il y a de la place pour la collaboration, Lorraine Desmarais est partante. Son regard sur la musique est en effet dépourvu de snobisme. « Il y a un grand respect entre les artistes, souligne-t-elle aussi, même quand on n’évolue pas dans le même créneau. »

Cette fidélité s’étend à ses musiciens : elle joue depuis des années avec le contrebassiste Frédéric Alarie et le batteur Camil Belisle, devenus des piliers de son univers musical.

Lorraine Desmarais se rappelle avoir eu l’occasion de jouer avec Chick Corea au Festival international de jazz il y a quelques années. « Il a eu l’esprit sportif, comme on dit », se souvient-elle. La pianiste ne l’avait rencontré que quelques minutes avant le concert, pour tester deux morceaux. Une fois en scène, c’est trois pièces différentes qu’il a voulu jouer avec elle. Lorraine Desmarais l’a néanmoins trouvé très « sympathique et empathique ». Et non, elle n’a pas été intimidée une seconde.

« Il y a la personne et il y a la musique. Et c’est la musique qui importe, expose-t-elle. Je savais que ce serait correct. Je pense qu’en m’entendant jouer un petit peu ses pièces [avant le concert], il a vu comment je jouais et s’est dit qu’en jouant les pièces qu’il a choisies, j’allais briller et lui aussi. »

Jouer avec Chick Corea — « Mon idole ! », s’exclame-t-elle — a été pour Lorraine Desmarais une « apothéose ». Elle brillera assurément tout autant au Monument-National lors de son concert 40anniversaire. « Je ne peux rien en dire, c’est top secret », s’amuse-t-elle. Seule certitude : au programme, à une ou deux exceptions près, « ce sera du Lorraine Desmarais pur et dur » !

Lorraine Desmarais et invités, le 8 juillet à 20 h au Monument-National