1989. James Di Salvio aperçoit Jean Leloup à MusiquePlus, dégoulinant de coolitude dans le vidéoclip de Printemps été. Il le croise quelques semaines plus tard aux Tam-tams du mont Royal. « Ma copine Josée m’a dit : va lui parler. Je suis allé le voir et je lui ai dit : excusez-moi monsieur… Jean m’a répondu : fuck, appelle-moi pas monsieur, tabarnac ! »

Cet échange pourrait aisément servir de scène inaugurale dans un film qui raconterait l’histoire de Bran Van 3000, collectif à géométrie variable, mais à plaisir constant, qui a lancé son premier album, Glee, il y a 25 ans, en avril 1997, sur l’étiquette Audiogram. « C’est Jean qui m’a amené en studio le premier, Jean qui m’a amené faire des entrevues, Jean qui m’a mis sur un stage, se rappelle James Di Salvio. Moi, j’étais un original 514, lui, il arrivait de Québec, c’était le bon timing pour qu’on se guide lui et moi. Montréal, dans ce temps-là, c’était comme une grande fleur. »

« Je dois ma carrière à la guerre du Golfe », résume le Bran Man autoproclamé. Un soir, devant le Di Salvio, le club du père de James où le fils œuvrait comme DJ, Leloup déclame un poème pendant que les copains lui fournissent un rythme avec leur bouche. Mesdames et messieurs, attention : Jean Leclerc leur faisait une chanson au sujet ambitieux intitulé 1990. Il insistera pour que son ami James en supervise un remix, aujourd’hui la version canonique de ce tube, qui a sauvé bien des âmes (et des pistes de danse).

En 1994, James Di Salvio met le cap sur New York, où une carrière de réalisateur en publicité l’attend – il avait déjà signé plusieurs vidéoclips marquants, notamment pour Leloup. Sur un coup de tête, il investit 10 000 $ en matériel audio, afin de fabriquer des sons. « J’ai mis tout ce cash sur une carte de crédit et j’ai un peu paniqué. » Le hasard lui offrira un filet de sécurité inespéré : il reçoit le lendemain un chèque de droits d’auteur (pour 1990), correspondant à la somme dilapidée en équipement.

E. P. Bergen, plus tard un des architectes de l’univers Bran Van, rend visite au même moment à son pote. Jean Leloup et sa copine Monica Hynes rappliquent aussi bientôt dans la ville de naissance du punk et du rap. La chanson Johnny Go, créée par John the Wolf avec Bergen et Di Salvio, éclôt quelque part entre SoHo et le Lower East Side. En quelques mots seulement – « les amis, amici, amigos and friends » – naît James Di Salvio le MC. « Après avoir joué au Spectrum avec Jean [comme rappeur et DJ, pendant la tournée de l’album Le dôme], j’ai eu le bug. » De retour aux États-Unis, Di Salvio abandonne son boulot.

Un matin, ma copine m’a filmé pendant que j’allais chez mon boss. Quand elle m’a demandé pourquoi je démissionnais, j’ai dit : je veux être une rock star. Je savais que la pub, c’était de l’argent garanti, mais je m’en câlissais d’aller faire des pitchs pour Chrysler.

James Di Salvio

Les idées d’abord

De retour à Montréal, James Di Salvio s’installe coin Van Horne et de l’Esplanade afin d’imaginer ce qui donnera forme à Glee. « Le DJ en moi savait que je n’allais pas chanter tous les refrains. Les gens qui connaissaient les codes du hip-hop, la méthode leur était familière : tu laisses le réalisateur réaliser, mais en même temps, si t’as une idée, tu viens en studio et tu l’essaies. »

L’atelier de James Di Salvio est ainsi rapidement investi par un aréopage de rimeurs, de chanteuses et de musiciens, une ribambelle d’inimitables personnages issus des marges du proverbial Montréal pluriel. Pas moins de 26 artistes composent le Bran Van Collective tel que décrit dans la pochette de ce mythique premier album, puisant dans le hip-hop, le trip-hop et le rock alternatif.

Parmi ces nombreux collaborateurs : une jeune Martha Wainwright (« Elle était au café juste à côté, je lui ai demandé si ça lui tentait de venir faire un tour au studio »), Lucie Laurier (qu’on entendait aussi sur 1990) et Jean Leloup, bien sûr, sur la balaise Forest, qui forme une sorte de diptyque avec Johnny Go.

PHOTO DENIS COURVILLE, ARCHIVES LA PRESSE

James Di Salvio, Jayne Hill, Sara Johnston et E. P. Bergen en 1997

Ce sont néanmoins les voix féminines qui procurent à Glee sa chaleur et sa lumière : celle, monumentale, de Stéphane Moraille, qui porte à elle seule Drinking in L.A., ainsi que celles de Jayne Hill et Sara Johnston, qui deviendront les visages de la formation. Sara travaillait avec Di Salvio au Yoda Den, le bar de son frère, où il était responsable des platines. « Chaque fois que je faisais jouer un de mes propres beats, elle me disait : “C’est quoi ça ? C’est bon !” Ça m’a donné confiance. »

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Merci, Moby

En mission au Texas lors de la vitrine South by Southwest, James Di Salvio distribue des exemplaires de La Llorona de Lhasa de Sela et des cassettes blanches de son album à paraître, sur lesquelles était simplement inscrit son numéro de téléphone.

Il me restait une cassette quand j’ai croisé Moby. Je ne pensais pas qu’il aimerait ça, c’était trop hip-hop, mais il a adoré. Il l’a donnée à quelqu’un chez Geffen, qui m’a appelé pour demander si on avait un show. J’ai dit oui, mais ce n’était pas vrai.

James Di Salvio

Le leader monte un groupe à la hâte, qui accueillera les représentants de plusieurs maisons de disques aux Foufs. C’est finalement Capitol Records qui fera paraître la version internationale de Glee. En 1999, grâce à une publicité de bière, Drinking in L. A. se hisse en troisième position des palmarès anglais.

Le successeur de Glee, Discosis (2001), générera aussi un grand succès radio (Astounded, porté par la voix tendre de Curtis Mayfield). Mais la fermeture de Grand Royal, la filiale de Capitol dirigée par les Beastie Boys sur laquelle était paru ce deuxième disque, freine l’élan de la formation montréalaise.

Le jardin du rock’n’roll

James Di Salvio, 53 ans, demeure évasif au sujet de ce à quoi il a occupé les 10 dernières années. Il dit avoir enregistré à Malibu un album de yacht rock et composé une comédie musicale en trois volets (« Une sorte de Star Wars disco avec du street people »), qu’il aimerait porter au grand écran, et qui n’attendrait qu’un producteur se manifeste.

« C’est tough des fois quand on me demande à l’international ce que j’ai foutu depuis Discosis, alors que j’ai fait deux albums de Bran Van qui n’ont même pas voyagé jusqu’à Toronto », regrette-t-il au sujet de Rosé (2007) et The Garden (2010), dont le retentissement n’a pas dépassé les frontières de la province.

Mais qu’à cela ne tienne, son groupe reprend la route le 22 mai à Toronto, puis le 4 juin à Chicoutimi. Une quinzaine d’autres dates un peu partout au Québec – notamment au Festif ! et au FEQ – suivront jusqu’en septembre. Les membres clés de la cosmogonie Bran Van 3000 seront de la partie.

Jean Leloup et James Di Salvio sont-ils toujours amis ? « La dernière fois que j’ai parlé à Jean, il me disait que grâce à son comeback, il avait pu s’acheter un foyer. » Son ami s’esclaffe. « Je ris, mais ça me bouleverse quand je repense à tout ce que Jean a fait pour moi. C’est lui qui nous a ouvert la porte du jardin du rock’n’roll. »