Breen LeBœuf, hilare, fouille ses souvenirs. « Avec Offenbach, quand on était trop poqués de la veille, ou quand on savait que certains intervieweurs allaient poser des questions niaiseuses, on envoyait Johnny », raconte le bassiste au sujet de son camarade guitariste, légendairement taciturne, un cauchemar de monosyllabes pour n’importe quel journaliste. « L’animateur posait une question pis Johnny répondait : “Ouain.” »

Plus de 35 ans après le dernier show d’Offenbach au Forum en 1985, Johnny Gravel, le seul membre de la formation qui a été de toutes ses incarnations, outre Gerry Boulet, n’est plus aussi laconique qu’à la belle époque.

Pas exactement jasant, mais très chaleureux, et souvent comique : il appellera l’auteur de ces lignes « mon grand » tout au long de la conversation et racontera en riant, au moment de parler de sa santé, que selon les mesures prises par des amis, il aurait rapetissé de quatre pouces. Ce qu’il refuse de croire, fait-il savoir clairement, en lâchant le mot d’église qui commence par t qui est aussi le titre d’un film mettant en vedette son ancien groupe.

Que sa charpente ait rétréci ou pas, Johnny Gravel est assurément, à 73 ans, plus épanoui qu’il ne l’a jamais été. En 2012, le rockeur a séjourné pendant 40 jours à l’hôpital après avoir subi plusieurs AVC qui ont sérieusement handicapé son côté gauche, mais qui, heureuse contrepartie, ont mis pour de bon un terme à sa longue et orageuse relation avec la bouteille.

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Johnny Gravel en 1979

Malgré un annulaire et un auriculaire en partie paralysés, le survivant renouait en 2016 avec sa six-cordes, qu’il gratte depuis chaque jour dans son appartement d’Hochelaga-Maisonneuve. Il a lancé fin janvier Sessions acoustiques vol. 2, un album sur lequel sa Martin D-28 fait résonner seule de nouvelles compositions ainsi que des relectures instrumentales de ses classiques. « J’ai été chanceux », confie-t-il au bout du fil, de sa voix traînante.

À force de pratiquer, et de pratiquer, j’ai réussi à remonter la pente. Je ne joue pas comme quand j’avais 40 ans, mais je suis capable de me débrouiller. C’est à force de zigonner qu’on devient zigonneux, comme dirait l’autre.

Johnny Gravel

Guitare sauvage

Jean Gravel a 5 ans lorsque son oncle vend à ses parents son premier instrument. « Je ne faisais même pas le tour de la guitare », se souvient-il. Autodidacte, il est encore adolescent lorsqu’il forme à Granby son premier orchestre, Rockets. Les Ventures et Duane Eddy sont ses modèles.

C’est en 1968 qu’il rencontre un certain Gérald Boulet et qu’il se joint rapidement à son groupe, Les Gants Blancs, qui se métamorphose en Offenbach à l’heure du déclin des salles de danse et du yéyé. Des albums comme Saint-Chrone-de-Néant, En fusion et Traversion cimentent sa réputation de héros de la guitare.

PHOTO JEAN-YVES LÉTOURNEAU. ARCHIVES LA PRESSE

Gerry Boulet, Johnny Gravel, Roger Belval et Michel Lamothe, en février 1977

« Ce qui était le corps et l’âme d’Offenbach, c’était la voix rauque de Gerry, le B3 qui gronde dans le fond et la wild guitar de Johnny », estime Breen LeBœuf, qui s’est joint au groupe en 1978, et qui a d’emblée été le cochambreur du guitariste sur la route.

Johnny a un sens animal de la guitare. Prends son intro dans Ayoye. Tout de suite, à la première mesure, ça fait mal. C’est parce que ça sort des tripes de Johnny ! Quand Johnny joue, j’ai l’impression que c’est parce que ça lui pique quelque part et qu’il gratte pour se satisfaire.

Breen LeBœuf

Musicien au style à la fois frénétique et complètement détendu, Johnny Gravel, dans ses solos les plus glorieux, fait rugir sa guitare comme par secousses, en brodant des phrases pleines de sinuosités : impétueuses, imprévisibles, mélancoliques. Il est en ce sens un authentique guitariste de blues, qui laisse volontairement respirer ses improvisations et refuse de couler une partition dans le béton. Il est d’ailleurs connu pour être à peu près incapable de jouer exactement deux fois la même chose.

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« On reconnaît Johnny à la première note, un peu comme Keith Richards ou Neil Young, qui ont développé leur propre son, mais qui n’ont pas nécessairement une technique traditionnelle », observe Martin Deschamps, qui a succédé à Gerry au micro d’Offenbach à la fin des années 1990. « Johnny donne toujours un gros coup sec, comme s’il avait de la rage dans son pic. C’est ce qui crée ce son-là, plus sombre. »

PHOTO ROBERT MAILLOUX

Johnny Gravel, Martin Deschamps, John McGale et Breen LeBœuf, en 2005

Il n’était d’ailleurs pas rare, se rappelle Breen LeBœuf, que les gars d’Offenbach asticotent Johnny à dessein, juste avant de monter sur scène, afin de s’assurer qu’il soit un peu en colère au moment de se brancher dans son ampli. Une stratégie qui réveillait à tout coup l’homme, pas d’un naturel exubérant. « Tu lui racontais n’importe quoi qui allait le mettre en tabarnac et t’avais toujours un gars un peu plus engagé, plus fonceur. »

La vie est un combat

Il le dit lui-même : Johnny Gravel n’a jamais été « un gros flasheux ». Lors d’un spectacle soulignant l’inauguration d’une œuvre murale en hommage à Gerry Boulet présenté en septembre 2021 au Bain Mathieu, il était pourtant évident que si le grand public ignore peut-être l’importance de sa contribution à la musique québécoise, les disciples d’Offenbach vénèrent son intraitable intégrité. « Johnny, Johnny, Johnny », a scandé la foule à plusieurs reprises.

Une reconnaissance qui sourit à Johnny ? « Ça me fait plaisir et ça me rend mal à l’aise en même temps », laisse-t-il tomber, comme encore ahuri qu’on l’admire autant.

Je suis ben content qu’on me reconnaisse… mais c’est un peu gênant, dans le fond.

Johnny Gravel

« Ce n’est pas d’hier qu’on entend du monde crier « Johnny, Johnny, Johnny » dans les shows d’Offenbach », jure Breen LeBœuf. « Et Johnny ne faisait vraiment rien pour aller chercher ça… à part se donner entièrement ! Et ça, c’est évident pour le monde. Le monde peut être cave sur ben des affaires, mais quand tu lui donnes du vrai, ils est pas pire pour le reconnaître. Et Johnny, c’est authentique, son affaire. Sa souffrance était vraie. »

Son ami ajoute, visiblement ému : « Le gars qu’il est devenu aujourd’hui, je pense que c’est la meilleure version de Johnny que j’ai connue. Il a une lumière dans les yeux. Quand on écoute son nouveau disque, c’est ça qu’on entend. »

Et quant au principal intéressé, qu’est-ce qui le rend le plus fier ? « C’est d’avoir essayé de faire de quoi et de l’avoir fait. Il y a eu des hauts et des bas, mais il y a eu plus de hauts que de bas, c’est déjà pas pire. C’est sûr et certain que je n’ai pas toujours été un ange. Mais je ne regrette rien. J’ai fait ce que j’avais à faire. La vie est un combat, comme dirait l’autre. »

Écoutez une liste des meilleures performances de Johnny Gravel
Sessions acoustiques, vol. 2

Rock acoustique

Sessions acoustiques, vol. 2

Johnny Gravel

Phono Records