Seulement le quart de la musique écoutée à la radio par les auditeurs québécois de 18 à 44 ans est francophone, selon les radiodiffuseurs privés. La solution des radios commerciales ? Leur offrir moins de contenus francophones. Les artistes québécois tirent de moins en moins de revenus de leur musique, et pas seulement en raison de la pandémie ? Les radiodiffuseurs privés ont une stratégie : diffuser moins de leurs chansons sur les ondes.

Depuis des années, les radiodiffuseurs privés militent pour une baisse des quotas de musique francophone sur leurs ondes. Les radios musicales québécoises francophones doivent, selon le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), diffuser 65 % de musique francophone. Les radiodiffuseurs privés souhaitent faire réduire cette obligation à 35 %.

Devant le CRTC mardi, un regroupement de radiodiffuseurs représentant 79 stations de radio commerciales de langue française au Canada a suggéré de retarder la baisse de quotas de musique francophone jusqu’à ce qu’une réglementation soit en place afin de contraindre les services de musique en ligne étrangers tels Spotify et Apple Music à aussi faire leur part (il s’agit d’un des objectifs du projet de loi C-10).

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Les radios musicales québécoises francophones doivent, selon le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, diffuser 65 % de musique francophone.

C’est la moindre des choses, en période de pandémie, de ne pas souhaiter réduire, même indirectement, les redevances que l’on verse aux artistes québécois. Le regroupement a d’ailleurs pris soin de ne pas chiffrer ses demandes de baisse de quotas. Sur le fond, en revanche, rien n’a changé. Et la réalité, c’est qu’en ce moment, malgré les contraintes du CRTC, les radios commerciales ne font même pas le minimum requis.

Lisez notre article sur les demandes des radiodiffuseurs privés

Le CRTC exige des radios musicales qu’elles diffusent 65 % de musique francophone la semaine, entre 6 h et minuit, ainsi que 55 % de chansons en français aux heures de grande écoute, c’est-à-dire entre 6 h et 18 h. Or, selon l’ADISQ, qui a analysé les contenus de 40 stations musicales québécoises entre 2014 et 2019, celles des principaux groupes, Bell Média (18 stations) et Cogeco (8 stations), diffusent moins de 40 % de chansons francophones aux heures de grande écoute.

J’ai fait mes propres recherches, comme dirait Lucie Laurier, et ça ne semble guère mieux en temps de pandémie, alors que l’on multiplie les initiatives « bleues » dans tous les domaines. Le mardi 30 mars, aux heures de grande écoute, les stations montréalaises CKOI et Rythme FM (Cogeco) ont diffusé respectivement 45 % et 43 % de chansons en français, alors que Rouge FM et Énergie (Bell Média) ont fait entendre, au mieux, 44 % et 35 % de chansons francophones sur leurs ondes.

Je précise « au mieux », car dans mes calculs, j’inclus les pièces bilingues et les versions françaises de titres anglais parmi les chansons francophones. Et surtout, je compte pour un seul titre les montages de chansons en anglais.

Comment les radios commerciales arrivent-elles à convaincre le CRTC qu’elles diffusent 65 % de chansons francophones ? En gonflant les statistiques de musique francophone hors des heures de grande écoute, qui intéressent moins les sondeurs et, par conséquent, les annonceurs. Entre 19 h et minuit, lundi, CKOI avait un menu musical francophone à 94 %, et Rythme, à 93 %. Aux mêmes heures, mardi, Énergie et Rouge FM ont diffusé 99 % de chansons francophones.

Or, dès que sonnent les 12 coups de minuit, la musique francophone se transforme en citrouille. La nuit, alors qu’aucune norme n’est imposée par le CRTC, c’est le désert pour la musique en français à la radio commerciale. De minuit à 6 h du matin, du 29 au 30 mars, Rythme FM et CKOI ont diffusé respectivement 6 % et 5 % de chansons francophones, selon mes calculs.

Je n’ose imaginer ce que ce serait si le CRTC n’imposait aucune règle le jour et que les radios commerciales étaient libres d’établir une grille sans contraintes. Quelle part occuperait la musique francophone sur leurs ondes ? cinq pour cent ? Trente-cinq pour cent % ? Certainement pas 65 %, qui est une vue de l’esprit. Assez pour que l’ADISQ, dans son propre mémoire au CRTC, soit prête à renoncer à ce quota, en échange d’autres garanties de diffusion de contenus francophones.

L’ADISQ souhaite notamment qu’aux heures de grande écoute, les radios commerciales mettent davantage l’accent sur la nouvelle musique francophone et sur les artistes québécois de la relève. Pour l’instant, aux heures de grande écoute, le contenu francophone des radios commerciales se résume grosso modo aux Cowboys fringants (trois chansons entre 8 h 30 et 10 h 45 à CKOI, mercredi) et à de vieux classiques de Jean Leloup. J’exagère à peine. Les artistes qui tirent des revenus intéressants de la diffusion de leurs chansons à la radio privée forment un club très sélect.

Lisez notre article sur les demandes de l'ADISQ

Les radiodiffuseurs souhaitent au contraire qu’une chanson d’un artiste francophone émergent soit comptabilisée comme une chanson et demie dans le calcul des quotas, et que les heures de calcul soient élargies, de manière à noyer le poisson francophone très tôt le matin (dès 5 h) ou tard le soir (après minuit). Une nouvelle heure bleue, en somme…

Au-delà des statistiques, que les radios commerciales savent tourner à leur avantage en toutes circonstances (on n’a qu’à penser aux périodes de sondages, où tout le monde s’annonce gagnant dans une tranche d’âge précise), il y a les questions de principe.

On ne le répétera jamais assez, les ondes radiophoniques sont publiques. Y avoir accès n’est pas un droit mais bien un privilège. Les radiodiffuseurs privés, qui font d’appréciables profits, ne peuvent se servir des ondes comme de leur bien propre. C’est pour cette raison que le CRTC impose des contraintes et des obligations. Parce que, notamment, la culture n’est pas un bien de consommation comme un autre.

Dans leur mémoire au CRTC, les radiodiffuseurs privés rappellent que, sur les plateformes d’écoute en ligne, le contenu francophone ne constitue que 2,7 % des 10 000 chansons les plus populaires. Manière de dire qu’il n’y a pas d’argent à faire, ni de public à attirer, avec la musique en français. C’est faire abstraction du criant manque de visibilité accordée aux artistes francophones sur ces plateformes numériques, un problème en soi.

Ce n’est pas parce que Spotify et Apple Music ne sont pas soumis à une réglementation idoine qu’il faut laisser les radios privées faire tout ce qu’elles veulent, au détriment du public et des artistes francophones. Faudrait-il assouplir la loi 101 sous prétexte que plus d’élèves francophones aimeraient étudier en anglais ? Bien sûr que non. On ne déshabille pas Pierre Lapointe pour habiller Sean Paul (s’cusez-la). Il faut à la fois faire en sorte que les plateformes numériques mettent davantage en valeur le contenu francophone ET s’assurer que les artistes francophones, en particulier québécois, aient une place de choix sur les ondes. Des ondes que les radios commerciales empruntent, dont elles sont de simples locataires, et qui nous appartiennent à nous, pas à elles.