« Il y a quelques années, j’ai reçu une chanson, raconte Anaïs Barbeau-Lavalette. Elle s’appelait L’oubli, et elle demandait dans une voix qui agrippe le cœur : “As-tu oublié qu’on vivait ici ?” Dramatik, alias Jocelyn Bruno, me demandait de réaliser son vidéoclip. J’ai dit oui, non sans vertige. Je ne voulais pas décevoir le grand gaillard baraqué, sensible et brillant qui me tendait une si belle main. Je crois que je peux dire que ça a été le début d’une amitié. J’ai un grand respect pour cet être vibrant et courageux. Le hasard a voulu que nos chemins ne cessent de se croiser, et il incarne avec panache un rôle dans l’adaptation de mon roman Je voudrais qu’on m’efface, portée en images avec force et doigté par Eric Piccoli et présentée actuellement sur Tou.tv. »

Le pionnier du hip-hop québécois Dramatik s’est d’abord heurté aux mots avant d’en faire ses plus proches alliés et les outils de son engagement. Si sa plume dénonce en vers, il milite au-delà des paroles, en inculquant à la jeunesse des leçons pour son avenir et en traçant un chemin vers une société meilleure.

Dramatik vient tout juste de donner un atelier d’écriture rap à l’école secondaire Henri-Bourassa, à Montréal-Nord, au moment où La Presse le joint par téléphone. Généreux de son temps avec un entretien de trois quarts d’heure, le vétéran rappeur l’est aussi de ses mots. Une constante pointe d’enthousiasme dans la voix, il s’ouvre avec humilité sur les sujets que nous abordons : son engagement, son enfance, ses rôles modèles, ses frustrations et son rap, bien sûr.

À l’école Henri-Bourassa, tous ces thèmes se recoupent dans son travail auprès des jeunes. En orientant ses ateliers sur la thématique « marcher contre le vent », le cofondateur de Muzion leur parle de la culture du hip-hop et de sa genèse. « Elle est née dans le ventre de Harlem, en plein feu, en réponse à l’injustice sociale, comme un mécanisme de défense quand la population avait du mal à survivre », explique l’homme de 45 ans, qui souhaite outiller les jeunes en leur parlant de cette histoire.

Les ateliers ont été mis sur pied par l’organisme Hoodstock, créé dans la foulée de la mort de Fredy Villanueva en 2009 et des émeutes qui ont suivi. Dramatik fait un parallèle entre la colère populaire à Harlem, celle à Montréal-Nord et celle qui a découlé de la mort de George Floyd cette année. Auprès des jeunes, il cherche à canaliser ce qu’ils portent en eux, leur faire comprendre leur potentiel, le contrôle qu’ils peuvent avoir sur leur destin.

« Le rap est très démocratique »

Le hip-hop, qui a fait de lui une icône, est l’outil de Dramatik pour rejoindre les gens, bien au-delà de ses chansons. Dramatik a ainsi donné des ateliers-conférences du même genre au Sénégal, à la fin de l’an dernier, à l’occasion d’un festival de rap à Guédiawaye. En 2015, en tant qu’intervenant chargé des projets musicaux dans une Maison des jeunes, il donnait aussi des cours de rap, et montrait comment manier la plume pour composer une chanson. Et la démarche a été à peu près la même avec l’initiative Au rythme des mots, du programme éducatif de la Place des Arts, où il a animé des ateliers sur l’expression artistique à travers le rap.

« Je veux montrer que le rap est très démocratique. Il faut juste une feuille et un crayon, dit-il. En tant que bègue, c’est ce qui m’a libéré. » Le bégaiement de Dramatik s’éclipse d’ailleurs dès qu’il aligne les vers. Jadis un problème, les mots sont devenus sa force et le hip-hop a ainsi marqué un tournant dans sa vie.

Je n’étais pas capable de m’exprimer, j’étais le timide, dépressif, qui ne parlait pas, et j’ai trouvé ma voix à travers le rap. Je montre aux jeunes qu’ils peuvent le faire aussi.

Dramatik

Ces jeunes, c’est beaucoup à eux qu’il s’adresse parce que, pour lui, « le progrès passe souvent par la nouveauté ». « J’ai moi-même commencé à faire du rap quand j’étais jeune, dit le père de quatre enfants. En même temps, à cause de mon vécu, de mon enfance assez difficile, c’est tout naturel que je sois porté à m’engager vis-à-vis de ça. »

Le nom d’artiste de Jocelyn Bruno a tout à voir avec les drames qu’il a connus dans sa jeunesse. La violence familiale dans son foyer l’a mené jusqu’en centre jeunesse. Enfant et adolescent, la dépression, les problèmes à l’école, la rue et la rage qui bouillonnait en lui, dont il a souvent parlé, lui ont pesé sur les épaules. Malgré la résilience, les marques indélébiles laissées par ce passé ont fait naître en lui un besoin d’aider.

Un vœu d’humilité

Son implication auprès des jeunes n’est qu’une strate de son engagement, lui qui a présenté des spectacles pour la cause des travailleurs de la CSN, marché pour les sans-papiers, manifesté contre le racisme systémique, milité pour Québec solidaire, pris part aux évènements de protestation après l’assassinat de Fredy Villanueva. Outre ses présences publiques, l’OG Dramatik laisse aussi la place à Jocelyn, juste Jocelyn, pour ce qu’il appelle des « présences invisibles », comme la supervision de la chaîne stéréo pour un évènement dans un centre communautaire pour les aînés.

Sa feuille de route est bien remplie, mais il ne s’épanche pas sur la liste de ses implications. Ce qui compte, dit-il, c’est qu’il soit présent pour donner un coup de main et être un porte-voix quand il le peut. La reconnaissance, il n’en veut pas. La main gauche doit ignorer ce que fait la main droite, affirme Dramatik, citant la Bible et ce verset qui veut que l’acte de compassion reste discret. « C’est quelque chose que je veux appliquer. Si tu mets de l’avant ce que tu fais, ça gâche le geste, dit-il. Quand on dit que tout est vanité, c’est vrai. Une belle intention peut devenir empoisonnée. »

Cette même réflexion survient quand il est question de militantisme. Dramatik se considère-t-il comme militant à proprement parler ? Le principal concerné hésite. « Je crois que je suis militant, dit-il finalement. Avant, j’avais une réticence par rapport à ça. Quand tu commences à dire que tu es militant, ça risque de devenir un masque. C’est dangereux. »

Le danger de ne pas être un militant parfait, de devoir faire semblant pour ne jamais dévier du message, mais aussi de laisser le militantisme ne devenir qu’une façade. « Au début, je me disais que j’allais juste faire ma musique et voir ce qui allait arriver », affirme Dramatik.

Une histoire de famille

S’il n’a pas voulu s’encombrer de l’étiquette du militant au départ, Dramatik n’a « pas le choix » de monter au front chaque fois qu’une situation l’interpelle. Et il tient ça de sa famille, affirme-t-il.

Mon grand-père était chef d’orchestre en Haïti. Il ramassait les jeunes dans la rue et leur donnait des cours de musique. Parmi eux, il y en a qui ont fait partie de la vague suivante de musique dans le pays et qui ont créé le compas.

Dramatik

« Mon grand-père est responsable d’une partie de la facture musicale au pays. J’en fais un peu un parallèle avec le hip-hop et ce que je fais aujourd’hui, quand je donne des cours de rap. »

Sa grand-mère était « très militante » elle-même, toujours prête à aider son prochain, en s’impliquant dans la communauté. « Ce que j’ai retenu d’eux, c’est la compassion, dit Dramatik. Le militantisme, l’engagement, toutes ces valeurs, c’est de là que ça vient. »

Tracer le sentier

L’image du rappeur « conscient » lui colle à la peau. Pourtant, Dramatik soulève qu’avant, dans le hip-hop, tout le monde rappait pour une cause. « Ça a pris un tournant [à la fin des années 90] et le rap est devenu plus matérialiste. Mais à l’origine, c’était le Wu Tang Clan et la texture plus street. Alors maintenant, les gens parlent de voitures, et moi, je suis considéré comme le rappeur engagé », s’amuse-t-il.

Mais l’« engagement », qu’est-ce que ça veut dire au juste pour lui ? « C’est de prendre un chemin qui n’est pas toujours évident à traverser et y rester à travers vents et marées, répond-il. Même si ce n’est pas populaire, si ce n’est pas cool et que c’est ingrat. C’est de garder un effort maintenu. Et au fur et à mesure, en gardant le chemin, nos traces de pas dans la neige deviennent un sentier pour les gens derrière. »

Au sein du groupe Muzion, J. Kyll, Imposs et Dramatik ont laissé beaucoup de ces traces au Québec. Leur rap touchait les inégalités, l’identité, les minorités, la rue.

Au bout de son chemin à lui, il y a la justice pour « la masse qui se fait frapper dessus » et tant d’autres aspirations pour une société meilleure. Par sa plume et ses actions quotidiennes, Dramatik a bien l’intention de continuer à participer à tracer le sentier.

Dramatik fait partie de la distribution de la série Je voudrais qu’on m’efface, inspirée d’un roman d’Anaïs Barbeau-Lavalette, en ligne présentement sur ICI Tou.tv.