En lisant l’entrevue de mon collègue Marc Cassivi avec Rafael Payare, le nouveau directeur musical de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), j’ai été émue d’apprendre qu’il a commencé sa formation à 14 ans, grâce au fameux programme El Sistema au Venezuela, qui vise à rendre la musique accessible à tous, peu importent les classes sociales. Entre autres parce que la musique classique a croisé ma route et a changé ma vie quand j’étais enfant.

Ayant grandi dans un quartier où il y avait plus de décrocheurs que de diplômés et certainement pas d’instruments de musique classique, j’ai été sélectionnée à 8 ans, comme plusieurs autres enfants de différents quartiers, pour intégrer l’école Le Plateau en deuxième année, dans un programme scolaire gratuit où la musique classique occupait une bonne moitié de l’horaire. Ma mère, inquiète de me faire changer d’école et de m’éloigner de mes amis, a failli dire non, mais c’est mon enseignante (Renée Pageau, à qui je rends hommage ici) qui l’a convaincue qu’elle ne devait pas me faire rater cette chance.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Le nouveau chef de l’OSM, Rafael Payare, en répétition avec les musiciens de l’OSM à la Maison symphonique

J’ai ainsi commencé une formation musicale six ou sept ans avant Rafael Payare ! Et cela a duré presque dix ans, puisque cette formation se poursuivait à l’école secondaire Joseph-François-Perrault (JFP pour les intimes), dans le quartier Saint-Michel. J’ai joué de la flûte, du piano, du violon et chanté dans la chorale avant de me concentrer à l’adolescence sur la flûte traversière. Je savais que je n’allais pas faire carrière en musique — moi, mon truc, c’était la littérature — mais je ne me suis pas ennuyée une seule seconde pendant cette décennie plus ou moins harmonieuse selon nos répétitions.

Car nul besoin de devenir chef d’orchestre ou musicien professionnel pour bénéficier de la richesse infinie de l’apprentissage de la musique. On parle beaucoup des programmes de sports-études qui aident les jeunes à ne pas décrocher, mais pas assez des programmes arts-études à mon avis, qui donnent des effets aussi importants (peut-être même plus, mais je prêche pour ma paroisse).

J’ai discuté avec l’actuel directeur musical de Joseph-François-Perrault, Éric Levasseur, qui affirme que former des musiciens professionnels est le dernier de ses soucis, quand bien même il est rempli de fierté lorsqu’un de ses élèves embrasse cette carrière avec succès. « Je n’évalue pas mon année sur combien d’élèves vont poursuivre en musique, dit-il. Ce qui est important pour moi est d’avoir fait en sorte qu’un jeune devienne un citoyen responsable, organisé, capable de travailler en équipe, de connaître ses forces et d’accepter ses faiblesses. Il y a peu de jeunes en arts-études qui ne sont pas heureux. Pour la vaste majorité, ça change leur vie. Pour plusieurs, ça les attache à l’école. Ça leur donne une raison pour se lever le matin, car comme pour le sport, il y a des entraînements avant ou après l’école. Ça leur donne un sentiment d’appartenance et une identification. »

Éric Levasseur déplore qu’on ne connaisse pas assez les programmes arts-études qui sont offerts dans des écoles comme JFP, Pierre-Laporte, Saint-Luc ou Face. « Le sport parle plus rapidement aux gens que les arts, car il y a souvent des idées reçues que c’est élitiste, que ça s’adresse juste à ceux qui pratiquent chez eux, avec des cours privés. Mais la musique, c’est très démocratique », assure-t-il.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Levasseur, directeur musical à l’école Joseph-François-Perrault

Les effets du sport ou de la musique ont beaucoup de similarités. Le fait de travailler en équipe, d’avoir un but commun, de répondre à un entraîneur ou à un chef d’orchestre, de développer un sentiment d’appartenance à une école ou un groupe. Je dirais que tout ça va aussi avec la culture générale qu’il y a dans un pays ou une province.

Éric Levasseur, directeur musical de l’école secondaire Joseph-François-Perrault

Il donne un exemple éclairant : s’il y a un programme sports-études dans une école, on est en droit de s’attendre à ce que l’on construise un gymnase ou un aréna pour atteindre les objectifs. Or, ça fait 30 ans que Joseph-François-Perrault attend encore la construction d’une salle de concert. Avec la pandémie, et la distanciation exigée entre les musiciens, les élèves de JFP doivent ainsi répéter à la cafétéria, où il faut enlever et remettre les tables et les chaises chaque fois.

Sérieux, ça me fâche, sachant la qualité indéniable de ce programme d’où sont sortis des gens comme Jean-Marie Zeitouni, qui est devenu chef d’orchestre avec un parcours impressionnant (notamment comme directeur musical de l’orchestre de chambre I Musici et premier chef invité du Colorado Music Festival). J’étais à JFP dans les mêmes années que Zeitouni, qui était aux percussions, ce qui en faisait déjà une star dans nos partys d’ados quand il se mettait aux tam-tam. Vous dire la fierté toute chauvine quand je l’ai vu poursuivre dans une voie que la plupart d’entre nous n’ont pas suivie, un peu comme s’il représentait notre cohorte.

Je n’en reviens pas encore d’avoir su lire un jour un tout autre langage sur des partitions. Comment expliquer la chance que nous ressentions à créer de la musique en groupe et pas seulement à rester assis à écouter un prof parler ? Le plaisir d’avoir un instrument de musique à soi qu’on apportait à la maison pour casser les oreilles de nos parents en faisant nos gammes ?

Ces heures consacrées à améliorer une pièce jusqu’à ce qu’on parvienne à une version potable ? L’excitation incroyable qui s’emparait de nous avant de présenter un concert que nous avions travaillé toute l’année ? Je suis persuadée que beaucoup d’élèves ont eu le goût de la scène pendant ces concerts, et cela pour tous les métiers devant ou derrière les projecteurs, et que tous sont devenus à divers degrés des mélomanes. Car il ne faut pas oublier que, bien qu’en bons adolescents nous préférions The Cure ou Guns N’Roses, il nous arrivait de « pogner de quoi » dans la musique classique — personnellement j’adorais Tableaux d’une exposition de Moussorgski, qui me donnait pourtant du fil à retorde.

À part les examens ou les auditions qui étaient stressants, je n’ai que de bons souvenirs de ce parcours, et quelques amitiés précieuses qui sont nées là-dedans. Nous respections nos professeurs, à ce moment-là Monsieur Raymond Grignet et Monsieur Gérald MacLeay, qui avaient non seulement la responsabilité de nous faire évoluer, mais aussi la tâche ingrate de nous sortir quelques heures de la musique pop qu’on préférait. On se faisait disputer si en leur absence quelqu’un se lançait dans un solo de drum ou une improvisation sexy de saxophone. J’entends encore Monsieur Grignet crier « LES PIEDS, ÇA PUE ! » quand on développait le tic de battre la mesure avec nos pieds, ce qui nous faisait éclater de rire et faire beaucoup de couacs dans nos instruments.

Mais il reste de cela beaucoup plus que de beaux souvenirs. De chaque cohorte à JFP ou de toute autre école avec une vocation musicale sont sortis des infirmières, des plombiers ou des fonctionnaires qui savent tout le travail qu’il y a derrière la maîtrise d’un instrument, qui ne peuvent pas ne pas respecter la musique classique, qui ne tombent pas des nues quand on les traîne à un concert, qui trouvent parfois un réconfort et une beauté dont ils ont besoin dans cette musique, devenus adultes. Qui sait, ils sont peut-être aujourd’hui des abonnés de l’OSM.

> (Re)lisez la chronique de Marc Cassivi sur Rafael Payare