Connaisseur Ticaso a été plutôt silencieux depuis le milieu des années 2000. Sur le corner, À Montréal et quelques mixtapes annonçaient une carrière prometteuse. Mais des choix de vie et leurs conséquences ont fait en sorte qu’une vingtaine d’années se sont écoulées entre ses premières chansons et ce premier véritable album, Normal de l’Est, lancé le 1er janvier, à minuit.

« Je n’ai jamais voulu devenir rappeur, c’est venu d’un jour à l’autre, comme ça, précise d’emblée Steve Casimir. J’écrivais en anglais pendant mes cours. Je recopiais des lyrics de chansons, parfois mes propres phrases. » Même s’il ne se voyait pas devenir MC, Ticaso « baigne dans le rap » depuis qu’il est très jeune. « J’avais un grand frère [surnommé Caso, ce qui explique le surnom de son frangin] et j’allais à New York tous les étés quand j’étais petit. Mes deux rappeurs préférés, au début, étaient Rakim et Slick Rick. Après, c’est devenu Nas, Mobb Deep, Wu-Tang, Jay-Z, AZ… Ce sont ces gars-là que j’écoutais tout le temps, qui ont influencé mon style. »

Quand un ami a mis la main sur une « machine à beats » lui permettant de bricoler ses propres rythmes, Connaisseur s’est mis à écrire plus sérieusement. Ses influences américaines l’ont évidemment inspiré, mais il tient à dire que le choix du street rap ne s’est pas fait « consciemment ».

Je n’ai pas essayé de transformer le style en français, j’ai juste rappé. Ça a sorti tout seul.

Connaisseur Ticaso

La plupart des amateurs de hip-hop l’ont entendu pour la première fois sur la compilation Montréalité, en 1999. À l’époque, le rap québécois commençait à peine à sortir du cercle des initiés. Certes, Dubmatique jouait à la radio, mais cela ne ressemblait en rien à ce que Connaisseur et quelques autres proposaient. « Le seul dont j’étais fan, c’était Xtremist. C’était déjà une légende dans le hood, dans le temps, rappelle-t-il. Un peu après, les autres rappeurs que je trouvais forts, je n’étais pas fan, parce qu’ils étaient mes concurrents. Il y avait Sans Pression, Yvon Krevé et Bugzee de South Squad. Je me disais : “Il faut que je sois au level de ces gars-là.” »

Indépendant ou rien

Fouetté par ses pairs, Ticaso décide de descendre dans l’arène du rap, mais il tient aussi à faire sa marque dans l’industrie de la musique. « Je ne voulais pas signer avec des compagnies. Avec mon entourage, le financement n’était pas un problème, et la mentalité dans ce temps-là, avec Jay-Z et Master P, était d’être indépendant. »

Il admet cependant que ce désir de tout faire soi-même l’a desservi. « Comme je faisais affaire avec du monde qui n’était pas focus sur le rap, ça n’a pas fonctionné, explique le résidant du quartier Saint-Léonard. Pendant un mois, on était motivés, on disait qu’on allait être le Roc-A-Fella de Montréal. Puis, à un moment donné, un gars se fait arrêter ou il y a un deal et on fait de l’argent, puis on ne pense plus au rap. »

Pendant quelques années, Steve Casimir alterne entre la rue et le studio. Il finit par enregistrer un album, Original chilleur, et déniche même un agent pour tenter de conquérir le marché français. Mais tout s’arrête brusquement. « Quand mon album allait sortir pour vrai, je suis rentré en dedans. C’était une charge d’un crime que j’avais fait en 2003. Ils m’ont accusé en 2007, et mon album allait sortir en 2008. » À sa sortie de prison, en 2011, la possibilité de traverser l’Atlantique s’est envolée — et la motivation en même temps. « Ça ne me tentait pas de recommencer pour Montréal, indique-t-il. Pour moi, mon prochain step était la France. La game ici ne m’excitait plus autant, alors j’ai perdu l’intérêt. »

Griselda et le 9 à 5

Alors, qu’est-il arrivé dans les années suivantes pour que la passion se ravive ? « C’est grâce à Griselda que je suis ici aujourd’hui, annonce Connaisseur. C’est lui qui a réanimé la flamme à l’intérieur de moi qui m’a redonné le goût d’écrire. » Le prolifique groupe de Buffalo propose un rap cru, brutal et honnête avec des sonorités boom bap tirées des années 90. Il s’agit essentiellement d’une version contemporaine de ce qu’écoutait le jeune Ticaso.

Il dit avoir écrit le premier couplet de La rue m’appelle encore, dont la vidéo compte plus de 160 000 vues, sur une pièce de Griselda. « Quand j’ai eu le beat de Ruffsound, j’ai immédiatement pensé à ce verse, souligne l’artiste. En plus, ça représente vraiment ce qui se passait dans ma tête juste avant que je revienne dans le rap. J’ai remis un pied dans la rue après avoir travaillé, mais je faisais ça tout croche. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Le rappeur Connaisseur Ticaso

Je voulais rapper et je ne voulais pas recommencer le même pattern qu’avant. Travailler de 9 à 5 m’a fait réaliser que c’est pas mal le fun, se faire payer pour rapper [rires].

Connaisseur Ticaso

Tout Montréal

Avec l’étiquette Joy Ride Records depuis décembre 2019, Connaisseur Ticaso a passé une bonne partie de la dernière année à enregistrer Normal de l’Est. Il a choisi ce titre pour quelques raisons. « Normal de l’Est, c’est une expression qu’on dit dans le coin. Quand quelque chose est évident et qu’une personne est d’accord, il peut répondre “normal”. Des fois, on va ajouter “de l’Est”. Puis, en même temps, je remets les pendules à l’heure selon la perspective d’où je viens, puisque je suis dans le nord-est de la ville. »

Très attaché à son quartier, Steve Casimir a cependant voulu envoyer un message avec le clip de la chanson Dos large, dans lequel on le voit dans différents secteurs de Montréal où autrefois il n’était pas le bienvenu. « Je veux faire la promotion de l’unification, indique l’homme dans la quarantaine. C’est un message pour montrer que je n’ai plus d’ennemi. Je veux aussi montrer aux autres rappeurs que je suis une sauce différente qu’eux, parce que vous ne pouvez pas faire ce que je viens de faire. »

Loin de renier son ancienne vie — « si je revenais dans le temps, la seule affaire que je changerais, c’est d’être un criminel plus smart » —, Ticaso veut se servir de la musique pour « représenter la rue de la bonne façon et, surtout, enlever certains clichés qui reviennent tout le temps ». « Le monde pense que tous ceux qui sont dans la rue sont influencés par la musique street. Selon cette logique, si j’avais juste écouté du rap positif, je ne serais pas devenu un criminel ? Mais c’est complètement faux ! Ton entourage t’influence, pas la musique. La musique reflète la réalité. »

De toute évidence, le public avait soif de ce type de rap sans compromis. Les commentaires sur les réseaux sociaux sont unanimes, et certains artistes du milieu ont témoigné leur joie de voir Ticaso de retour. Dirigeant chez Joy Ride, Carlos Munoz avait senti qu’un mythe commençait à se créer autour de Connaisseur, qu’il avait rencontré officiellement pour la première fois il y a cinq ou six ans. « C’est une espèce de messie du rap, estime-t-il. On savait qu’il allait y avoir un certain engouement pour lui, mais c’est au-delà de nos attentes. » Il espère voir son artiste monter sur scène plus tôt que tard, mais annonce déjà que le prochain album est prévu pour la rentrée scolaire 2021.

S’il a fallu attendre si longtemps, c’est possiblement parce que Steve Casimir n’avait pas réalisé à quel point le rap de Connaisseur Ticaso était important pour les amateurs du genre. Bonne nouvelle : il semble avoir compris. « Maintenant, je me considère comme un rappeur. J’ai beaucoup de projets. Je ne suis pas près de partir. »

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