On ne ressort pas indemne d’un concert de Sergei Babayan. Ceux qui ont assisté à son intégrale du premier cahier du Clavier bien tempéré jeudi soir à l’église unie St. James, dans le cadre du Festival Bach, se rappelleront probablement longtemps sa façon bien à lui de s’approprier ce recueil que le chef Hans von Bülow qualifiait d’Ancien Testament du répertoire pianistique.

Parlons d’abord des irritants, qui n’ont rien à voir avec le pianiste arménien. Comme le musicien a l’habitude de jouer avec une seule lampe éclairant le clavier, les spectateurs étaient accueillis dans la quasi-obscurité, ce qui pose assurément des questions de sécurité, mais rend également difficile de trouver sa place.

Le public, massé dans la nef centrale à quatre – parfois cinq – personnes par banc, aurait gagné à être davantage distancié en occupant les immenses tribunes latérales. On devine que c’était difficile pour des raisons logistiques, mais on aurait évité la chaleur et diminué l’impact des bruits indésirables, qui s’entendent de loin dans ce genre d’acoustique.

Le moindre frottement de manteau ou le moindre chuchotement s’immisce dans le cérémonial créé par Babayan. Et c’est sans parler du bruit style réfrigérateur qui s’est fait entendre durant les préludes et fugues en mi bémol mineur et en la majeur, ou des cliquetis des petites bouteilles en verre contenant un message de l’artiste invité remises aux auditeurs.

Cela dit, malgré la dureté des bancs en bois, le lieu convient parfaitement à ce genre de récital, l’acoustique ayant assez d’ouverture et de précision pour laisser s’épanouir le son de l’instrument.

Et quel son ! Dès le célèbre Prélude en do majeur, on croit rêver en entendant ce qui sort du piano. L’artiste crée une sorte de halo sonore donnant l’impression que le morceau est joué avec une seule pédale. Il n’y a jamais de dureté dans son jeu, même dans les pièces jouées forte – comme le Prélude en do mineur –, contrairement à celui de ses compatriotes – de l’époque soviétique – Sviatoslav Richter et Tatiana Nikolaïeva, qui ont gravé l’œuvre avec une patte parfois lourde.

Au début de la Fugue en la mineur, on a l’impression d’entendre jouer une souris, mais le son enfle graduellement et la souris se fait lion. Dans la Fugue en mi bémol mineur, on savoure le contrôle sonore millimétré dans l’énoncé du sujet.

Le contrôle polyphonique est toujours absolu. Dans les fugues, Babayan distingue très bien chaque entrée du sujet, comme dans celle en si bémol mineur, où il accentue la première note de chaque entrée. Dans certains préludes rapides, le musicien nous fait passer par des détours inattendus en faisant ressortir telle ligne rarement mise en lumière, comme dans ceux en do et en mineur.

Un caractère propre

Le pianiste n’impressionne pas que sur le plan du son et des dynamiques. Il réussit à donner à chaque morceau un caractère propre, allant dans certains cas jusqu’à une véritable réinvention qui ferait presque pâlir Glenn Gould. Il prend ainsi la tradition à rebrousse-poil en jouant le début du Prélude en mi bémol majeur comme un exercice digital quand beaucoup prennent le temps de faire sonner chaque accord. Idem dans le Prélude en si bémol mineur, habituellement interprété comme une lamentation et auquel Babayan donne un tout autre allant. Il ralentit au contraire le Prélude en ré majeur quand d’autres en font une toccata.

À d’autres moments, ce sont des déplacements d’accents qui donnent un petit côté jazzy rappelant l’enregistrement de Friedrich Gulda, comme dans le Prélude en do mineur et la Fugue en mi mineur.

Et le pianiste sait qu’il joue sur un piano et non sur un clavecin, non seulement par l’utilisation généralisée de la pédale de résonance, mais aussi par quelques petites entourloupes, comme cette idée de doubler la basse dans le Prélude et fugue en mi bémol majeur.

Seule réserve : le tempo du Prélude en sol majeur, pris à une allure absolument folle, jusqu’à rendre le discours inintelligible et à en mettre à côté.

Ayant enchaîné les morceaux à peu près attacca (c’est-à-dire sans interruption), le pianiste a terminé sa liturgie en laissant s’éteindre le dernier accord de la fugue finale, qu’il venait de jouer avec une densité émotionnelle indescriptible. Dommage qu’une personne de l’assistance se soit mise à applaudir avant la fin…