Vous rappelez-vous cet objet qui semblait sorti d’une cuisine, souvent offert en cadeau il y a une quinzaine d’années : une sorte d’araignée en métal, destinée à vous caresser le crâne en se glissant entre les cheveux ? Certains avaient horreur de la sensation ; moi, j’aimais bien. Certaines musiques de Pierre Boulez me font un peu le même effet : elles précipitent mes neurones dans toutes les directions, comme la cognée d’une boule de billard. 

Si vous êtes affolé par l’aridité de cette musique, imaginez-la jouée le 15 décembre 1966. Elle ouvrait alors le concert inaugural de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), dont le compositeur Serge Garant a été le premier directeur artistique.

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En fin de concert ce soir-là, Garant dirigeait d’ailleurs l’interprétation d’une de ses propres œuvres, Anerca : musique abstraite, inspirée du mouvement automatiste.

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La SMCQ a eu l’idée audacieuse de recréer, pièce pour pièce et jour pour jour, ce premier programme : intitulé Hier et aujourd’hui, le concert sera présenté le 15 décembre à la salle Pierre-Mercure. En plus de Boulez et de Garant, on entendra des œuvres de R. Murray Schafer, disparu tout récemment, et de Bruce Mather.

Je demande à Walter Boudreau, directeur artistique de la SMCQ depuis 1988, s’il croit que ces œuvres tiennent encore la route, 55 ans plus tard.

« C’est à la fois un test et un message : ça nous rappelle le rêve des modernistes, la réinvention totale du langage. »

En plein milieu de notre conversation téléphonique, il étire le bras pour improviser au piano, d’une seule main, sur un accord éclaté et dissonant d’Anton Webern, un des pères de cette révolution moderniste du milieu du XXsiècle.

Faut pas chercher dans cette musique ce qui n’y est pas : la mélodie.

Walter Boudreau

Walter est conscient que cette rupture totale avec la mélodie explique pourquoi ce répertoire révolutionnaire n’est pas souvent repris.

« Boulez, c’était Moïse descendant avec ses tables : un coup de force… mais qui n’a pas fait loi ! Faut pas oublier l’histoire de Moïse : les 12 tribus se sont séparées, une partie des troupes a fondé l’islam. Les œuvres qu’on va reprendre sont comme les temples d’une foi ancienne : si on admire encore les vieilles pyramides ou les cathédrales, on doit bien donner une chance à cette musique. » Walter souligne qu’elle mise sur la beauté du son, sur une conscience élevée du rapport mathématique entre les sons, un peu comme Bach l’avait fait avec ses contrepoints de L’art de la fugue.

« On pensait que ce présent [maintenant passé] serait “Garant” de l’avenir : ça n’a pas été le cas ! », ajoute-t-il, se permettant un jeu de mots avec le nom du défunt père fondateur de la SMCQ.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Walter Boudreau a pris la décision de passer le flambeau.

Walter Boudreau, lui-même compositeur et chef, toujours aussi allumé et éloquent à 74 ans, rappelle qu’un des rôles originels de la musique dans l’humanité, c’est la séduction : « Ça passe par le beat, la mélodie : on y est revenu, après cette rupture radicale. »

Pour lui, il est normal et souhaitable que chaque génération arrive avec son projet, sans penser nécessairement créer un territoire musical qu’on habitera pour toujours.

Mais alors, comment définir la signature de la SMCQ ? Boudreau est catégorique : « L’esprit d’aventure, la prise de risques. Il y aura d’ailleurs une création de Petar-Kresimir Klanac, dans notre concert anniversaire. Chaque œuvre qu’on commande est un risque », puis il s’enflamme, fâché de notre peur collective du risque, « … qui va jusqu’à empêcher un acteur de fumer une fausse cigarette sur scène ».

Mais pour lui, assumer le risque n’exclut pas d’aller à la rencontre du public, de chercher à le développer. « La SMCQ jeunesse va dans les écoles, on a publié des bandes dessinées-portraits de plusieurs compositeurs, et faut pas oublier la symphonie du millénaire : 19 compositeurs, des milliers de spectateurs au pied de l’oratoire Saint-Joseph, tout ça dans le plaisir ! »

Si le plaidoyer de Walter Boudreau est un peu en forme de bilan, c’est qu’il a pris la décision de passer le flambeau. Réflexion amorcée avant la pandémie, accélérée par celle-ci. « Diriger un organisme comme la SMCQ, c’est un peu comme marcher sur un fil au-dessus du Niagara, par une journée de tempête, en jonglant avec des assiettes et des tasses. On a besoin de prendre du temps dans nos vies », dit-il, en incluant sa conjointe, l’auteure Marie Décary, qui a récemment obtenu une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec pour écrire la biographie du musicien aux baskets rouges. « Je veux composer, diriger à l’occasion, mais je sais qu’il y a maintenant plein de bons jeunes chefs. »

Walter Boudreau a tout de même un petit sursaut d’orgueil en terminant : « Comme directeur artistique, je suis irremplaçable : trouver quelqu’un comme moi, c’est impossible. Alors je m’arrange pour laisser des plans pour les trois prochaines saisons. »

L’avenir nous racontera la suite de l’histoire.

Consultez le site de la Société de musique contemporaine du Québec