Le producteur Nk. F, génie sonore dans l’ombre des plus grands noms de la pop et du rap francophones, ne donne presque jamais d’entrevues. C’est parce que Montréal l’a si bien accueilli il y a quatre ans que le « troisième homme » de PNL a accepté de passer une heure en compagnie de La Presse. Compte rendu.

Lorsque Nikola Feve débarque à vélo à La Shop Studios, rue Saint-Timothée à Montréal, il s’enquiert du smog et de la chaleur étouffante. Explication en cette fin de mois de juillet : les incendies de forêt dans le nord-ouest de l’Ontario et du Manitoba.

Le producteur (re)connu sous l’alias Nk. F explique alors qu’il ne lit ni ne regarde les nouvelles depuis 25 ans, sinon celles qui s’imposent à lui. C’est que l’as du son, grand mince lucifuge, fait sa besogne en ermite, loin des appareils photo qui capturent ses clients. Ses clients ? Des rappeurs français de l’heure comme Booba, Damso, Niska ou Orelsan, mais aussi des stars de la chanson à l’instar d’Angèle, Louane, Yelle et Feu ! Chatterton.

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Dans la résidence montréalaise de Nk. F, pas de télévision ni de radio FM. Le génie sonore derrière la fine fleur du rap et de la pop francophones n’en écoute pour ainsi dire… jamais.

Le « troisième homme » de PNL

Dans l’antichambre de La Shop, assis sur un canapé, Nk. F arbore un survêtement bordeaux de marque QLF, collection de vêtements du duo de rappeurs PNL. Un clin d’œil aux légendaires frangins – originaires tout comme lui de Corbeil-Essonnes, à 30 km au sud de Paris – qui ont « changé [sa] carrière ».

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE PNL

Nabil et Tarik Andrieu, alias N. O. S et Ademo, forment le duo PNL.

Les routes de Tarik et de Nabil ont croisé la sienne peu avant l’enregistrement de leur premier album, Que la famille, en 2015. Depuis, le « troisième homme » de PNL produit, enregistre, mixe et « masterise » tout son catalogue. « Ce sont des amis, mais on est aussi très, très liés sur le plan artistique, parce que leur travail et le mien ont fusionné. »

Comme ses acolytes, mais dans une moindre mesure, Nk. F contrôle son image publique et cultive son jardin secret. Le producteur demande qu’on taise son vrai nom – Nikola Feve est un pseudonyme –, mais il accepte pour la première fois de sa carrière de renoncer à un droit de regard sur le choix des photos.

Nk. F est en outre le seul porte-parole autorisé des frères Andrieu, qui refusent à tout coup les entrevues. Profitons de l’occasion. « Quand je suis en studio, ils me demandent toujours d’aller au-delà de mes limites, explique l’ingénieur sonore. « Fais tout ce que tu n’as pas essayé, fais tout ce que les autres ne veulent pas faire, propose-nous. » On n’a jamais été à l’opposé dans notre vision artistique. Sur le plan de la technicité, de l’émotion que je peux mettre, des idées folles, c’est le projet le plus open et ça tombe bien, c’est celui qui marche le mieux. »

Le son introspectif et léger de PNL, inspiré du cloud rap, a déstabilisé une scène rap française souvent déclamatoire et nerveuse. Avec son assistant aux productions TrackBastardz, Joa, Nk. F a composé cinq trames musicales pour l’album Deux frères (2019), dont Au DD, titre le plus écouté de tous les temps sur Spotify France.

Il raconte à quel point construire un album avec PNL est engageant, éreintant. « Au bout du compte, le résultat est bien, mais on en sort traumatisés. C’est très, très, très dur. On est usés physiquement, mentalement. Après la sortie de chaque album, on ne voulait plus écouter un seul morceau. On était dégoûtés. »

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S’il a une fierté particulière à l’égard des pièces de Deux frères, Nk. F collectionne les faits d’armes récents. Il a mixé pour Booba – roi du rap français –, Angèle, Sébastien Tellier, Yelle et Orelsan, composé pour Louane, Damso et 7 Jaws, arrangé pour Feu ! Chatterton… Y a-t-il une recette Nk. F ? Rien d’autre qu’une « philosophie électronique » et une « approche pop », répond le principal intéressé.

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Je n’ai pas de méthode, sauf de porter le plus loin possible l’émotion du morceau, dans le mixage des voix, dans l’arrangement. Chaque morceau a son identité. Peu importe avec quel artiste je travaille, connu, pas connu, j’essaie de pousser mes capacités techniques et ma sensibilité artistique pour générer l’émotion maximum.

Nk. F

Il faut d’ailleurs porter attention à tous les ear candies (bonbons acoustiques) qu’il distribue, une Halloween perpétuelle pour les oreilles. « Les gens m’en parlent souvent. Ce sont des inspirations qui viennent de mes expérimentations dans la musique électronique, qui consistent à prendre des effets et à les tordre dans tous les sens. J’ai aucun problème à prendre un outil et à le dévier de sa trajectoire, à tordre les boutons jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose. »

Bien qu’il porte souvent la casquette d’ingénieur sonore, Nikola Feve ne se gêne donc pas pour intervenir dans la direction d’un morceau. C’est ce qui distingue, précise-t-il, les mixeurs passifs et les créatifs de sa trempe. « C’est plus compliqué pour moi, parce que si l’artiste n’aime pas, c’est du travail en plus. Je pourrais très bien mixer en respectant le signal original ; plus fort, plus propre, plus dynamique, plus clair. Mais ça, c’est juste être mixeur. Moi, je suis producteur et c’est comme ça que j’aimerais qu’on m’appelle. »

Petit lexique du son

Mixage : traitement en studio des pistes sonores pour en faire un ensemble équilibré. Le mixeur peut, par exemple, intervenir sur les plans des fréquences, des volumes et de l’espace stéréo.

Mastering : dernière étape d’ajustements sonores et de validation avant la diffusion d’une chanson ou d’un disque sur un support physique ou numérique.

Compositeur : aussi appelé beatmaker ou concepteur rythmique dans les scènes électro et rap, il crée la mélodie instrumentale et l’ambiance sonore où se posera la voix du chanteur, s’il y a lieu.

Producteur : ici au sens de réalisateur artistique et non d’investisseur, il coordonne la création d’une chanson ou d’un disque. Avec une vision d’ensemble, il peut notamment agir sur l’enregistrement, l’identité, la mélodie, le rythme ou l’instrumentation d’une chanson.

Ingénieur du son : c’est un spécialiste de l’audio, qui veille à la qualité sonore des pièces autant lors de leur enregistrement qu’en postproduction (mixage et mastering).

De Paris à Montréal

Depuis quatre ans, Nk. F gère sa carrière européenne à distance. Il travaille le plus souvent chez lui, mais se déplace parfois pour les enregistrements live aux chaleureux studios de La Shop, où nous l’avons rencontré.

Victime de son succès et dégoûté du climat politique, le producteur a voulu fuir le bruit français.

Je dis souvent qu’à Paris, par défaut, tu es un connard jusqu’à ce que tu prouves le contraire. À Montréal, t’es un mec bien jusqu’à ce que tu prouves que t’es un connard. Ça change tous les rapports.

Nk. F

Après une décennie d’allers-retours à Los Angeles, il dit avoir trouvé la meilleure qualité de vie au Québec. « Il y a des choses que j’aime moins dans la culture française, des choses que j’aime moins dans la culture américaine. J’ai l’impression que j’ai un peu le meilleur des deux mondes ici. La première fois que je suis venu visiter, j’ai tout de suite aimé la vibe des gens. J’ai été extrêmement bien accueilli. »

Accueilli par les Montréalais, mais aussi par le milieu musical. « Dès la première semaine, j’ai eu la chance de rencontrer Koudjo, qui m’a fait rencontrer toutes les personnes les plus talentueuses de la production musicale. En une semaine, j’ai rencontré Banx & Ranx, Ruffsound, Realmind, AC, etc. C’est une petite scène, mais les gens sont proches et s’entendent bien. »

À la faveur des artistes québécois, il a depuis mixé des pièces de Loud et de FouKi ainsi que la compilation de rap keb QCLTUR, en plus d’avoir composé pour Yes Mccan (Dans la peau) et Eli Rose (Rebelle), révélation de l’année au plus récent gala de l’ADISQ.

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« J’ai tout de suite été fascinée par son talent », dit Eli Rose, qui a croisé Nk. F à son arrivée à Montréal.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Eli Rose

J’ai rarement rencontré quelqu’un qui fait de la musique avec autant de minutie et de passion. Pour moi, il est non seulement un mentor, mais aussi un génie du son, un vrai créateur qui repousse les limites de la musique.

Eli Rose

Les producteurs montréalais Banx & Ranx lui font en outre confiance pour le mixage de leurs projets, dont le tout dernier avec la chanteuse australienne Sia. Bref, Montréal aussi profite de l’effet Nk. F.

Le travail, le travail, le travail…

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Nk. F à La Shop Studios

Les projets dans lesquels Nk. F a été impliqué ont accumulé à ce jour 154 certifications. Un peu de chance, certes, mais pas de magie ni de secret. Surtout le travail, le travail, le travail… Presque juste le travail.

Dès l’âge de 7 ans, il apprenait la musique en général, le violon en particulier. « J’ai fait sept ans de conservatoire et j’ai détesté ça. C’était juste pour faire plaisir à ma mère. »

À l’adolescence, « comme tout le monde », il a « formé des groupes, joué dans des caves et fait des petits concerts de merde sans être payé ».

Alors que ses amis se tournent vers les succès radiophoniques, lui préfère le reggae/dub et l’électro.

« D’environ 15 à 25 ans, et encore aujourd’hui en vérité, je n’ai jamais écouté la radio FM. J’aimais ce qui était musical. Quand il y avait de la voix, j’avais l’impression qu’un côté fake me dérangeait. Tous les grands classiques de cette époque-là, y compris dans le rap, je n’en connais pas un seul. Si on me parle de Tupac, par exemple… »

Après avoir quitté l’école, il enchaîne les sales boulots. « La majeure partie de ma vie, je n’ai pas eu d’argent, j’ai grindé vraiment beaucoup. J’ai fait tous les jobs de merde ; en intérim, sur les chantiers, en sécurité. »

Dès qu’il a un moment, l’artisan bricole, compose, expérimente. « J’avais déjà beaucoup de notions. Je suis un mec passionné, je lis toutes mes notices. »

J’ai toujours été un très, très bon élève en ce qui concerne la musique. Je m’y suis investi corps et âme pendant de nombreuses années. Je faisais mes boulots de merde à côté, mais je dormais très peu. Toutes les nuits, je travaillais la musique.

Nk. F

L’autodidacte est repéré par le label WARP, mais le processus de signature avorte. C’est comme « ingé son » à Corbeil-Essonnes qu’il gagne enfin un peu d’argent avec la musique.

« J’ai commencé à travailler dans un studio de rap très ghetto, mais finalement, ça a très bien marché. J’avais déjà des expériences de mixage pour les morceaux de mon groupe et pour mes propres compositions. Tous ces skills ont marché pour le rap alors que je n’y connaissais rien et que ça ne m’intéressait pas. »

Après avoir côtoyé à peu près tous les rappeurs du « 91 », numéro du département français de l’Essonne, il quitte Corbeil-Essonnes – « je n’ai jamais aimé, ce n’est pas un endroit agréable » – et s’installe finalement dans un studio « plus propre, plus professionnel » à Paris, porte de Clichy.

« J’ai pu monter mes tarifs et faire du tri dans ma clientèle. Quelques années après, c’est là que j’ai rencontré les personnes qui ont changé ma carrière, c’est-à-dire PNL. »

Aujourd’hui encore, il déploie temps et minutie dans chacun de ses projets, confidentiels ou grand public, montréalais ou internationaux. Toujours, le travail, le travail, le travail…