Depuis la vague de dénonciations qui a secoué en juillet 2020 la scène musicale du Québec, les artistes féminines ont davantage droit au respect. Mais pour briser la culture non paritaire en place, il est temps que plus de femmes occupent des postes liés à la réalisation et à la production. C’est ce que plaident des musiciennes qui produisent leur musique de A à Z, que notre journaliste Émilie Côté a rencontrées.

Il n’y a pas assez de réalisatrices en musique au Québec. Afin de comprendre pourquoi, La Presse a réuni quatre femmes qui sont aux commandes de leur musique et qui sortent de nouveaux albums : Gayance, Mélanie Venditti, Hélène Barbier et Émilie Proulx.

Quand on leur demande quelles femmes de la scène musicale portent le titre officiel de réalisatrices, les quatre artistes n’ont que des exemples isolés en tête.

Ariane Moffatt a réalisé Comme une odeur de déclin de Maude Audet. Lisa LeBlanc signe la réalisation du prochain album d’Édith Butler. Laurence Nerbonne a réalisé son dernier album, OMG. « Il y a Ouri », souligne Gayance. « Et Foxtrott, ajoute-t-elle. Cette fille-là vient de faire un remix de David Bowie et elle a été sur le même label que Björk. Je trouve qu’on ne parle pas assez d’elle au Québec ! »

Rosie Valland est aussi citée en exemple, mais force est de constater qu’il n’y a pas de modèle ou de femme proprement réalisatrice. « Je pense à une Salomé Leclerc qui a sorti un super album où elle a tout fait… Je ne comprends pas qu’on ne l’engage pas alors qu’on offre à des gars pas d’expérience des contrats de réalisation », se désole Mélanie Venditti.

« On voit de plus en plus de femmes sur scène en tournée, mais dans les studios, il y a surtout des musiciens masculins, donc c’est eux qui touchent des redevances quand une chanson joue à la radio », ajoute-t-elle.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Mélanie Venditti

Il faut qu’il y ait plus de femmes. Il faut faire un effort de ne pas engager le gars qu’on connaît et de donner une chance à une femme.

Mélanie Venditti

Ce sont essentiellement des hommes qui ont les généreuses subventions de réalisation de Musicaction, ce qui accentue les inégalités. En avril dernier, le mouvement Musique bleue a aussi révélé que plus d’artistes masculins québécois francophones tournaient à la radio par rapport à leurs homologues féminines. C’est donc moins de redevances et moins de chances de percer pour les femmes.

Mélanie Venditti se réjouit néanmoins du groupe paritaire qu’a constitué le directeur musical de Star Académie, Alex McMahon. Des millions de jeunes ont vu Fabienne Gilbert à la basse et Éléonore Pitre à la guitare. « J’aurais voulu avoir de tels modèles quand j’étais petite. »

Se faire confiance

C’est quand Hélène Barbier a quitté la France pour s’installer à Montréal qu’elle est devenue musicienne de façon autodidacte.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Hélène Barbier

Au début, je n’osais pas me dire musicienne et je m’excusais, mais mon attitude a changé.

Hélène Barbier

« Comme je viens du milieu classique, je considérais que pour être chanteur, il fallait avoir étudié là-dedans. J’ai eu beaucoup le syndrome de l’imposteur », renchérit Mélanie Venditti.

Gayance a beau avoir tourné à l’étranger comme DJ, c’est pendant le confinement qu’elle s’est enfin mise à la production et à la composition. « La musique, c’est mon église, ma thérapie. J’ai toujours eu un bad self talk me disant que les autres sont capables, mais pas moi. J’ai été DJ à l’international et j’ai vécu pendant trois ans à Bruxelles. J’étais DJ au Brésil quand la pandémie a éclaté. Quand je me suis retrouvée seule dans un appartement à Parc-Ex, il a fallu que j’extériorise des choses. »

Il faut se faire confiance pour porter le chapeau de réalisatrice, mais c’est aussi une façon de protéger son art, souligne Émilie Proulx. « Je fais de la réalisation depuis mes débuts en 2007. J’aime mener mes idées à terme à ma manière. Au début, je savais moyennement ce que je faisais, mais des fois, le gars que tu engages ne le sait pas plus. C’est de se donner le droit de prendre du métier et de prendre un rôle où on a des choses à apprendre. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Émilie Proulx

« Dans le cas de mes chansons, poursuit-elle, le contenu émotionnel est au front, donc je dois être là à chaque étape pour ne pas me perdre en chemin. Je suis comme la gardienne de mes chansons. »

Les subventions

Mélanie Venditti affirme que c’est « par dépit » qu’elle a réalisé son EP Projections sorti en avril dernier. « Je n’ai pas eu la subvention tant convoitée de Musicaction. Je n’avais pas de budget pour engager un réal, donc j’ai décidé de le faire moi-même. »

En fait, quand un artiste ou une maison de disques fait une demande de subvention, il gagne des points si un réalisateur connu est attaché au projet. « On m’a dit d’aller chercher un réalisateur reconnu pour avoir des points », renchérit Mélanie Venditti.

Autre point qui fâche les quatre femmes artistes que nous avons réunies, le fait que les subventions (à la fois de Musicaction et du Fonds RadioStar) vont surtout aux « producteurs reconnus » de maisons de disques.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Aïsha Vertus (Gayance)

Je vais te le dire pas politically correct, mais en ce moment, ce sont les labels qui ont le cash et pas les artistes indépendants qui ont du succès.

Gayance

« Regarde les line-up de festivals, c’est juste du monde signé ! J’ai tourné dans 10 pays sans manager, alors qu’ici, je supplie pour qu’on me booke », lance Gayance.

« C’est dur des fois de se faire prendre au sérieux quand on est indépendant. Comme si nous étions une sous-catégorie », note Émilie Proulx.

Et pourtant…

En février dernier, le stratège en culture numérique Guillaume Déziel a fait paraître une lettre ouverte dans La Presse où il plaidait en faveur d’un changement dans le système des subventions. Il citait le rapport annuel de la Société de gestion collective des droits des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes (SOPROQ), qui indique que 80 % de ses membres sont des artistes autoproduits. Or, une vingtaine d’entreprises en musique recevraient environ 55 % des subventions de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), alors que 95 autres auraient droit au reste.

Lisez la lettre ouverte

« Plus tu fais de l’argent avec ta musique, plus on te donne de l’argent », expose Hélène Barbier, qui a fondé avec son copain le label de vinyles Celluloïd Lunch et dont l’album Régulus sort vendredi avec Michel Records (deux boîtes qui n’ont pas de subventions).

Solutions ?

Plus de femmes sont à la tête de maisons de disques : Cœur de pirate chez Bravo Musique et Catherine Simard chez Maison Fauve. Or, il faut plus de réalisatrices et instrumentistes dans les studios, plaident nos interlocutrices.

« Il faudrait des mesures incitatives pour engager les femmes. Des subventions pour la parité. Cela ferait toute la différence », dit Mélanie Venditti.

Émilie Proulx nous invite à regarder Sisters with Transistors sur Netflix. Le documentaire narré par Laurie Anderson et réalisé par Lisa Rovner nous présente des pionnières de la musique électronique (Clara Rockmore, Éliane Radigue) qui n’ont pas eu la notoriété méritée.

En attendant que plus de femmes deviennent réalisatrices, découvrez des chansons que nos intervenantes ont produites de A à Z.

0:00
 
0:00
 
0:00
 
0:00
 
0:00
 
0:00
 
0:00
 
0:00
 

Qui sont-elles ?

Gayance 

Comme DJ, Gayance (Aïsha Vertus) a tourné un peu partout dans le monde. Elle a collaboré avec Kaytranada et Dead Obies et on lui doit le documentaire Piu Piu, A Film About Montreal Beat Scene, sorti en 2018. La Montréalaise d’origine haïtienne a vécu à Bruxelles, mais la voilà de retour au bercail. Elle sortira un premier EP de « house soulful et jazzy » sous son propre nom à l’automne. Un premier extrait en a été dévoilé.

Mélanie Venditti 

La chanteuse et multi-instrumentiste a sorti en avril dernier l’EP Projections, qu’elle a produit et réalisé. Cela fait suite à son album Épitaphes qui date de 2019. Pigiste à ses heures et violoncelliste de formation, Mélanie Venditti compose aussi des arrangements de cordes. Elle l’a fait notamment pour Jesse Mac Cormack, San James et Thierry Larose. Elle accompagne aussi des artistes sur scène comme instrumentiste.

Émilie Proulx

Active depuis 2007, Émilie Proulx vient de l’école DIY. Il y a longtemps que l’auteure-compositrice-interprète de Montagnes russes, mini-tsunamis fait les choses à sa manière. Cet été, elle sortira un EP qu’elle a réalisé et mixé, La nuit, les échos. Que ce soit comme réalisatrice, ingénieure de son, bassiste ou choriste, elle a aussi épaulé Maude Audet, Willows et Navet Confit.

Hélène Barbier

Née en France, Montréalaise depuis 2012, Hélène Barbier a commencé à faire de la musique (dont la basse) de façon autodidacte à l’âge de 30 ans. Elle a cofondé les groupes Moss Lime et Phern avant de se lancer en solo. Son premier album, Have You Met Elliott ?, est sorti en juillet 2019 et son successeur, Regulus, est sorti le 18 juin.