Depuis 15 mois, Carl M. Gilbert s’ennuie terriblement de son avatar nocturne, DJ kärl k-otik. Plébiscité par la scène trance il y a une dizaine d’années, le musicien menait d’une main de maître sa double vie, entre sa maison familiale de La Prairie et les boîtes de nuit enfiévrées de Montréal.

Puis la COVID-19 a frappé, comme une boule de démolition sur tous les lieux où s’animent les disc jockeys, les foules dansantes et les musiques électroniques. Exit les after hours comme le Circus et le Stereo, bye bye, les boîtes de nuit telles que le Newspeak et le New City Gas.

Résultat, les scènes électroniques – EDM, trance, progressive, house, dubstep, techno, etc. – sont sans logis, si ce n’est quelques festivals extérieurs. Et tous vous le diront : les sessions virtuelles n’égalent en rien la communion des corps sous un même toit. « Les vrais évènements avec du vrai monde sur mon dance floor, je n’ai pas de mots pour dire à quel point ça me manque », résume Carl M. Gilbert, qui a poursuivi ses activités en baladodiffusion et sur la plateforme de vidéos en direct Twitch. « Mais ce n’est pas pareil… »

PHOTO FOURNIE PAR KÄRL K-OTIK

Le DJ kärl k-otik

Les boîtes de nuit, lieux dansants et denses où les peaux s’attirent, ont été les premières à tomber. Elles seront les dernières à se relever, conviennent les acteurs de l’industrie, qui parlent de relance du bout des lèvres.

Certains optimistes ciblent l’automne. « On planifie nos partys d’Halloween », dit, mi-blagueur, Olivier Corbeil, vice-président du groupe BNE, propriétaire de trois boîtes de production évènementielle et de trois salles festives où nichent les oiseaux de nuit : le Théâtre Fairmount, le Bar Ritz PDB et surtout le Newspeak, lieu intime d’avant-garde prisé par la scène électro.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Avant la pandémie, le Théâtre Fairmount a souvent accueilli des concerts électro.

« Pour le moment, dans nos calendriers, il y a du local de confirmé à l’automne, avec des back-up au printemps et à l’automne 2022. Côté international, il y a très peu de dates. » Celles-là aussi avec des clauses de report…

Tous mettent plutôt leur énergie sur le calendrier 2022. Au New City Gas, la réouverture de la grande salle industrielle où s’entassent jusqu’à 2700 aficionados d’électro ne fait toujours pas partie des discussions. D’une part, les règles sanitaires rebutent les DJ internationaux, qui font la réputation du club. D’autre part, le modèle d’affaires repose sur une piste de danse pleine à craquer. « Quand on programme un artiste international, c’est tellement dispendieux, alors on doit vendre un nombre important de billets pour que ce soit rentable », explique Emanuelle Roberge, directrice du développement corporatif.

PHOTO FOURNIE PAR LE DJ KÄRL K-OTIK

Le DJ kärl k-otik au New City Gas

PHOTO LE SOLEIL

Des séquelles à long terme ?

Les craintes que la COVID-19 laisse des cicatrices dans la nuit montréalaise sont largement partagées. Des antres naguère prisés survivent de subvention en subvention, de prêt en prêt. « En ce moment, on ne voit pas beaucoup de fermetures », constate Nicolas Urli, copropriétaire, entre autres destinations nocturnes, de la brasserie Flyjin et du club Velvet, caché dans les profondeurs de l’Auberge Saint-Gabriel, dans le Vieux-Montréal. « Ce n’est pas maintenant que ça va arriver, c’est quand on ne sera plus capables de remontrer la côte, quand on va être endettés auprès du gouvernement et des institutions bancaires. Tout le monde est sur le respirateur artificiel. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DU FLYJIN

Entrée du Flyjin, un mois avant que tout s’éteigne.

C’est cette même image qu’utilise kärl k-otik. La scène était déjà fragile avant la pandémie, observe-t-il en pesant ses mots. Au cimetière de la nuit montréalaise, ci-gisent les clubs Opera, Play, Millenium, La Boom, Thursday’s, Living, Penthouse, Radio Lounge et 737, ainsi que les afters MP3, Red Lite, Gravity, Aria, Sona et Groove Society.

Devant cette nécrologie non exhaustive, le DJ montre entre autres du doigt les réseaux sociaux, un nouvel espace de socialisation qui a débauché certains fêtards avares de rencontres amicales ou amoureuses.

« Il faudra voir, au sortir de la pandémie, quels sont les clubs qui seront encore ouverts, s’inquiète Ramy Bargz, DJ à la tête du promoteur de concerts électro Monkey Buzinezz. On a des lieux de réputation internationale et j’entends beaucoup de rumeurs de fermeture. Il y aura des séquelles, mais je suis persuadé qu’on pourra rebâtir. »

Une fois à l’heure de la relance, la main-d’œuvre sera un autre enjeu de taille. « On a perdu énormément d’employés ; environ 75 % ne reviendront pas, souligne Nicolas Urli. Ils ont décidé d’être agents immobiliers, de retourner à l’école, d’essayer autre chose. »

Retour de balancier

Selon Nicolas Urli et la quasi-totalité de ses collègues de la nuit, un facteur pourrait sauver les pistes de danse de l’hécatombe : « qu’il y ait un effet boomerang, que les gens reviennent dépenser dans le nightlife » avec une ardeur renouvelée. « Il risque d’y avoir des mois et des années un peu fous, poursuit-il. Les gens vont avoir envie de se rapprocher et de frencher. Est-ce que ça va être suffisant pour pallier les pertes de l’année passée ? Je ne pense pas. On est revenus quatre ou cinq ans en arrière dans nos plans d’expansion. » Après les années molles, de nouvelles « années folles » ? L’expression est sur toutes les lèvres.

J’ai des échos de mes amis aux États-Unis qu’il y a déjà une euphorie. Je pense qu’après les deuxièmes doses, s’il y a zéro cas de COVID-19, les gens vont se garrocher. On est extrêmement optimistes pour le premier quart de 2022.

Olivier Corbeil, du Newspeak

« L’être humain a besoin de se rassembler, de se divertir, renchérit Jean-Sébastien Hébert Brunelle, président de Fierce Talent Agency, qui représente 25 DJ. Après deux ans, deux ans et demi, j’ai l’impression que ça va repartir à plein régime, que ce sera du jamais vu. »

L’agent était à Tulum, au Mexique, quand l’urgence sanitaire a été déclarée au Québec, le 13 mars 2020. Il est rentré au pays le 17 mars. « En quatre jours, on a essuyé des pertes de plusieurs centaines de milliers de dollars. Moins de 10 jours plus tard, j’ai vu mon année complète détruite. » Comme beaucoup d’autres, il a pensé « tirer la plogue ». « Là, je suis la vague et j’essaie de voir où ça va nous mener. On va prendre des décisions en temps et lieu. Pour l’instant, on continue. »

Welcome to Miami

Sans remettre en question les mesures sanitaires du gouvernement, d’aucuns constatent que des villes internationales ont joué du coude alors que Montréal dormait dur. « C’est ça qui me préoccupe le plus », dit Mathieu Grondin, directeur général et cofondateur de MTL 24/24, un organisme qui défend les intérêts des noctambules montréalais. « Il va y avoir une compétitivité extrême. Quand je voyage, c’est d’abord pour consommer la vie nocturne. Montréal avait déjà du retard avant la pandémie. »

Il pense notamment aux nombreuses métropoles qui ont désigné un maire ou un ambassadeur de la nuit – « même Toronto en a un » – et qui permettent la vente d’alcool après 3 h, un enjeu fondamental pour jouir du petit matin.

La ville de Miami, où les restrictions sanitaires ont été timides depuis le début de la pandémie, revient souvent dans les conversations. « Il y a plein de nouvelles boîtes de nuit, constate Nicolas Urli. Ça a boomé. Ils étaient les seuls ouverts. Est-ce qu’on risque de perdre de l’attraction ? Je pense qu’à court terme, oui, mais on a une industrie résiliente et forte, des gens passionnés et créatifs qui travaillent fort.

PHOTO SCOTT ROTH, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Concert du DJ Tiësto au nouveau site The Oasis, à Miami, le 7 mai dernier.

Mathieu Grondin espère que la relance se fera sur de nouvelles bases, avec l’appui des trois ordres de gouvernement. Il se réjouit de la tenue d’un premier Sommet de la nuit à Montréal, les 15 et 16 juin, où il fera bon rêver – et pourquoi pas raver – l’après-crise.

Entre autres demandes : le promoteur Ramy Bargz aimerait que les fêtards puissent danser dans un club quelques heures après le last call, comme c’est le cas en Ontario et aux États-Unis. Ce temps tampon, explique-t-il, permettrait à la fois un dégrisement général et une valorisation du travail de DJ, qui doit souvent s’exprimer à Montréal dans une période très restreinte, de minuit à 2 h 30. Il ne reste, dans la métropole, que deux institutions after hours – sans permis d’alcool – où migrer au petit matin : le Circus et le Stereo, dont la chaîne audio et la programmation suscitent l’envie dans le monde entier.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK STEREO MONTREAL

Le club Stereo à une époque de proximité

Si ce haut lieu de la rue Sainte-Catherine tient bon et travaille à la relance, c’est grâce aux subventions des gouvernements, reconnaît son propriétaire, Tommy Piscardeli.

Mes amis qui ont des clubs en Europe, ils n’ont pas reçu une cenne du gouvernement, avec des loyers de 250 000 $ par mois. Ici, on est très, très chanceux. Sans l’aide de l’État, on serait fermés.

Tommy Piscardeli, propriétaire du Stereo

Idem pour la majorité des boîtes de nuit montréalaises.

M. Piscardeli, qui dit vivre un « mauvais rêve » après 22 ans au Stereo, est d’avis que Montréal retrouvera rapidement sa place sur la scène internationale. « Le bon côté de la pandémie, c’est que ça nous donne le temps de réfléchir à l’avenir. »

Un avenir que le DJ Carl M. Gilbert a bien hâte d’embrasser. Quand il ferme les yeux, dit-il, un frisson nostalgique lui vient du breakdown. Il s’agit, dans la musique trance, d’un moment de flottement et de partage où seule la mélodie mène le bal. Cette fois, la panne a assez duré. Tous attendent le retour du kick, le premier coup de grosse caisse qui sortira Montréal de sa torpeur et fera de nouveau trembler les pistes de danse.

Une pause salvatrice ?

Pour certains noctambules, la pause pourrait s’avérer salvatrice. Autant pour des DJ – qui avaient besoin d’un temps de recul ou qui ont pu plancher sur des productions studio – que pour des fêtards patentés. Des membres de la communauté auront profité d’un moment d’arrêt pour penser à leur santé, souligne Anthony D’Urbano, promoteur de concerts électro et gestionnaire de la communauté Front Rite, qui a pour slogan : « Dansons ensemble ». Pendant la dernière année et demie, il n’aura que très peu animé son réseau Facebook de 9000 irréductibles. « Je leur ai dit : “Je ne vous ai pas oubliés. Prenez du temps pour vous, pour trouver un équilibre dans vos vies, et on se revoit bientôt. ” Je pense que certains vont revenir en connaissant mieux leurs limites. »

Un passeport vaccinal qui divise

PHOTO JACK GUEZ, ARCHIVES LA PRESSE

Des Israéliens montrent un passeport vaccinal pour pouvoir assister à un concert.

Les propriétaires de boîtes de nuit ont des avis discordants sur l’adoption d’un passeport vaccinal. Tommy Piscardeli, du Stereo, se dit farouchement provaccin. « Le but du Stereo et du nightlife en général, c’est d’oublier ses problèmes, son travail et de se rassembler pour danser. Pour obtenir ce vibe-là, il ne faut pas être stressé parce que le gars à côté de toi a la toux. » Son équipe est en train d’élaborer un système d’inscription où seuls les membres authentifiés et munis d’une preuve de vaccination pourront acheter des billets lors de la reprise. « J’ai fait un sondage sur le groupe privé du Stereo, et j’ai posé la question : “Est-ce que ce serait une raison pour vous de vous faire vacciner ?” 75 % de la clientèle a dit oui. J’ai des amis de 45-50 ans qui ne veulent pas se faire vacciner, mais si c’est pour le Stereo, ils vont le faire. » Olivier Corbeil, du Newspeak et du Théâtre Fairmount, voit aussi d’un bon œil un mécanisme de vérification vaccinale, bien qu’il redoute la réaction de certains clients. « Je n’aurais rien contre d’un côté humain, dit-il. Mais d’un côté business, je ne voudrais pas me mettre des groupes à dos avec des boycottages et des poursuites. » Des promoteurs et des clubs, comme le New City Gas et ceux de Nicolas Urli, écartent pour leur part toute discrimination à la billetterie ou à l’entrée. « En tant que citoyen, je suis assez contre cette idée de passeport à double vitesse, dit l’homme d’affaires. Pour voyager, les États sont souverains et peuvent exiger ce qu’ils veulent. Mais dans une même société, je ne serais pas à l’aise de créer deux classes de gens. »