Ils ont toujours existé. Leur chemin est périlleux ; cette grâce qui risque de devenir un objet de commerce, le commerce qui tue la grâce…

À l’autre extrême, garder à l’abri des regards un enfant prodige pour le protéger, pour lui permettre de s’épanouir en paix, c’est étouffer une composante lumineuse du don : le plaisir de communiquer.

La vidéo récente de Himari Yoshimura, une Japonaise de 9 ans, soulève encore une fois ce dilemme.

La toute petite Himari y joue le premier concerto de Paganini avec un aplomb époustouflant. Mais tout de suite, des questions surgissent : quel genre de vie a-t-elle ? Saura-t-elle poursuivre son évolution, quand elle n’aura plus l’aura de l’enfant prodige ? On en a vu beaucoup s’étioler, perdre la flamme, s’égarer : insérez ici une minute de silence à la mémoire d’André Mathieu…

La meilleure façon de les protéger, c’est peut-être d’éviter l’étiquette d’enfant prodige ?

« Il faut sortir l’enfant prodige du registre du surnaturel », souhaite Chanel Marion-St-Onge, doctorante en neuropsychologie. « Ce sont des jeunes exceptionnels, précoces, qui se distinguent tôt. »

Chanel a récemment publié une étude intéressante sur le sujet1.

Son travail, mené autour de 19 « prodiges », innove en ayant recours à des groupes contrôles, l’un composé de musiciens ayant travaillé un nombre d’heures comparable sans s’illustrer comme « enfants prodiges », l’autre composé de non-musiciens.

Elle souhaitait caractériser ces jeunes musiciens spectaculairement doués, en mettant à l’épreuve certaines idées reçues les concernant. Les résultats sont clairs… et étonnants.

« Ils sont d’une intelligence nettement supérieure » : faux !

« Ils sont souvent sur le spectre de l’autisme » : faux !

« Leur mémoire de travail est phénoménale » : faux !

Par contre, ils ont en commun d’expérimenter, en jouant de leur instrument, une capacité de concentration particulièrement intense et sans faille, que les psychologues appellent flow, ou flux.

En matière d’aptitudes, ils seraient donc à l’extrême d’un continuum, sans être frappés d’un don surnaturel.

Mais ces aptitudes ne les mèneraient pas si loin sans l’immense intérêt qu’ils démontrent pour la musique, et sans l’engagement du milieu qui les entoure, c’est ce qui ressort de l’étude.

C’est aussi là que ça peut se gâter. « C’est précisément l’étiquette d’enfant prodige qui risque de tout gâcher : on attire l’attention trop tôt sur eux, empêchant un développement normal. Car pour faire un musicien complet, il faut d’autres qualités exceptionnelles, liées à la maturation humaine », dit mon amie Violaine Melançon, professeure de violon à McGill.

Quand je lui demande si elle considère avoir été une enfant prodige, elle éclate de rire, avec un « nooon » sonore.

Et pourtant, je lui rappelle qu’au Conservatoire de Québec, alors qu’elle n’avait que 16 ans, le jury de sa fin de 3e cycle (l’équivalent du baccalauréat) lui a accordé 100 %, une première dans l’histoire des conservatoires, soulignant à quel point elle était hors catégorie, au-delà des attentes. Sans être un prodige, disons qu’elle se classait certainement très bien dans le continuum des aptitudes musicales !

Elle enseigne le violon depuis une trentaine d’années, longtemps à Peabody, la grande école de Baltimore, où elle a croisé plus d’un ex-enfant prodige. « On constate qu’à la fin de l’adolescence, ils se démarquent de moins en moins : les autres les ont rattrapés, souvent au prix d’efforts qui les ont outillés pour affronter la suite. »

Difficile, pour l’instant, d’enlever l’étiquette d’enfant prodige à la jeune Britannique Alma Deutscher, née en 2005.

Violoniste, pianiste et surtout compositrice, elle a dévoré les grandes œuvres romantiques et parle ce langage comme une langue maternelle. Un concert complet de ses œuvres à Carnegie Hall, en décembre 2019, la présentait comme soliste dans ses concertos pour violon et piano.

Le programme ajoutait une composition récente, ainsi que des extraits de son premier grand opéra, Cendrillon, créé alors qu’elle avait… 11 ans !

On abuse souvent de la comparaison avec Mozart en parlant d’enfants très doués, mais dans le cas d’Alma Deutscher, ce sont les plus grandes têtes d’affiche de la musique classique qui ont évoqué le nom en M.

Les redoutés critiques new-yorkais se sont néanmoins abstenus de couvrir les débuts d’Alma au Carnegie Hall. Certains y ont vu du mépris pour son style résolument conservateur, mais on peut aussi se réjouir pour elle. Car il reste un virage délicat à négocier pour Alma Deutscher. Elle devra entrer dans l’âge adulte, faire des choix, trouver une voie plus personnelle ; à 14 ans, la camper dans une querelle idéologique ne lui aurait pas rendu service.

On lui souhaite l’immense carrière d’un Daniel Barenboim, pianiste et chef d’orchestre, enfant prodige qui a su décliner son talent de mille façons au fil des décennies. Et surtout, on souhaite aux enfants prodiges d’aujourd’hui une vie plus longue que celle de Mozart, et plus heureuse que celle d’André Mathieu !

1. Consultez l’étude « What Makes a Musical Prodigy ? », publiée dans Frontiers in Psychology, en décembre 2020