Ariane Moffatt roule doucement vers Waterloo, où elle donne des conseils de création musicale à la jeune cohorte de Star Académie. Dans son rétroviseur, 20 ans de carrière et six albums studio. Dans son coffre arrière, des exemplaires fraîchement pressés de son album tout neuf, Incarnat. La Presse a fait le voyage avec l’auteure-compositrice, le temps d’un appel mains libres.

Pour son 20e anniversaire de carrière, Ariane Moffatt avait d’abord imaginé une tournée de piano en solo extraite de son répertoire de quelque 100 chansons. Mais le naturel est revenu au galop. Et pour l’artiste, le naturel, c’est la création. Une nouvelle pièce s’est mise à bouillonner « dans le cœur du volcan ». Puis une deuxième, puis une troisième…

Ce qu’elle souhaitait s’offrir et offrir à son public, pour honorer sa confiance, s’est peu à peu précisé : une totale mise à nu. « Des fois, j’ai l’impression qu’à chaque album, on veut toujours être plus vrai, constate Ariane Moffatt. OK, là, je suis vraiment vraie. Mais après 20 ans, je trouvais que la meilleure façon de me représenter, c’était d’y aller sans aucune protection : ç’a toujours été mon objectif, cette quête de vérité. »

Pour y parvenir, sur ce septième album studio : des mélodies piano-voix aux échos grégoriens, des cordes somptueuses signées par le quatuor Mommies on the run et arrangées par Antoine Gratton, puis une prose « sans fioritures ». « Nommer les choses simplement, ça suffit, si ça vient de la bonne place », croit-elle.

Avec la simplicité comme fil d’Ariane, la chanteuse nous invite dans sa bulle intime, pointe ses faiblesses, enlumine ses noirceurs. « Dans ta chair crépuscule, j’ai logé toute ma confiance avec mes failles », glisse-t-elle sur la chanson-titre. Il suffit de lire et d’écouter les titres pour conclure au dépouillement : Beauté, Espoir, Décalage, Distance, Réminiscence, Nature…

C’était un peu un yin et yang pendant que je faisais le projet SOMMM, qui était super pop, super léger, très fédérateur, mais moins dans ma fibre des profondeurs. J’avais besoin du ballant contraire.

Ariane Moffatt

Le nom de l’album s’est offert comme un cadeau du ciel. Littéralement. De retour de la campagne, Ariane Moffatt s’est dite « happée par un moment » à la vue d’un « coucher de soleil fou » aux teintes de rose, de rouge et d’orange. C’est seulement le lendemain, en feuilletant une revue de photographies, qu’elle a appris que la langue française avait réservé un mot à ce groupe de couleurs : « incarnat ». « J’ai noté ça dans ma tête en me disant : “Si un jour je fais un recueil de poésie, il faut que ça s’appelle comme ça, c’est trop beau.” »

Pourquoi pas, plutôt, un recueil de chansons « hyper incarné, dans la chair » ?

Complice germano-torontois

Quête de vérité oblige, Ariane Moffatt a renoué avec un vieil ami, duquel elle a pu s’approcher à moins de deux mètres en tout respect des règles sanitaires. Un certain Heintzman, colosse centenaire de plus de 500 livres qui s’est immiscé « au cœur du projet ».

« On voulait vraiment exploiter tout ce que le piano pouvait nous donner. On a créé un instrument MIDI avec chaque son : pincé, frotté, frappé. » La plupart des « beats » sur l’album proviennent de cette bande.

Un piano avec autant de vécu accorde à son maître des touches d’impromptu. Un problème avec la pédale de maintien a nécessité la venue d’un luthier, qui a dû retirer des pièces de bois. « Les cordes étaient exposées d’une manière particulière, et j’ai commencé à les pincer avec mes doigts. Ça a donné l’espèce d’interlude à la fin de la pièce d’Incarnat », aux sublimes arrangements de cordes monacales.

Sous l’apparente simplicité des mots et des sons ont été dissimulées de nombreuses clés, des références à la fois musicales et personnelles. La pièce instrumentale Little Bluff Beach, plage de galets qui emprisonne la baie de Half Moon, en Ontario, en recèle un trousseau. Lors d’un séjour sans enfants, « ma blonde et moi nous sommes mises à échantillonner les roches, raconte Ariane Moffatt. J’ai enregistré avec mon cellulaire. Quand je suis revenue, j’ai fait une piste de piano MIDI en assignant à chaque note un sample de roche. J’ai improvisé une one take, en souvenir de ce moment à nous deux, hyper beau ».

L’émulation de piano, cette fois, a été empruntée à un enregistrement de Nils Frahm dans une église berlinoise. Le compositeur allemand, qui convie classique et électro, a été une « inspiration majeure » pour l’album, note la chanteuse.

Recevoir, donner… échanger

C’est qu’Ariane sait inspirer et s’inspirer. Il y a 20 ans, la jeune vingtenaire acceptait l’invitation de Daniel Bélanger de se joindre à la tournée Rêver mieux. Une rencontre déterminante qui allait mener à Aquanaute, un premier plongeon dans l’industrie musicale du Québec.

Deux décennies plus tard, c’est maintenant elle qui tend la main à la relève. Elle a offert ses premières parties à Rosie Valland, partagé la scène avec Les Louanges ou encore chanté avec le collectif rap LaF pour le projet SOMMM.

J’en retiens comme j’en donne. J’ai été forgée à force de mentorat et de parrainage, que ce soit avec Matthieu Chedid ou avec Daniel Bélanger. J’ai beaucoup bénéficié de cette confiance-là, qui venait de pairs beaucoup plus expérimentés que j’admirais.

Ariane Moffatt

C’est sans compter que, chaque semaine, elle pose sa valise dans le manoir de Waterloo, où elle donne des cours de création musicale aux académiciens de TVA. La coach est fière. « Ils sont pas mal bons, les maudits. »

Sa présence à la télévision ne risque-t-elle pas de faire de l’ombre à sa carrière d’auteure-compositrice ? « Je ne dis pas que je ne réfléchis pas à ça, je suis très sensible à la façon de bien équilibrer les choses, de préserver mon travail pour qu’il ne soit pas noyé dans le divertissement d’une émission de télé. […] Mais tant que je me sens vraie dans ce que je transmets aux jeunes et que c’est bien fait, je ne vois vraiment pas comment ça peut me nuire. »

Au-delà du pouvoir promotionnel de TVA, ce n’est pas anodin si Ariane Moffatt a distribué les premiers exemplaires de son album aux académiciens, un énième geste d’échange.

Le disque est offert au commun des mortels depuis vendredi, jour de la réouverture des lieux de diffusion en zone rouge. Des spectateurs pourront donc bientôt converger en zone « incarnate », au nom de la beauté.

Ariane Moffatt à propos de...

Marc-André Gilbert, coréalisateur d’Incarnat

« Mon ami Max Bellavance, batteur sur ma tournée et super pote, m’a dit : “Sérieux, MAG, il faut que tu le rencontres.” C’est un gars qui a été formé comme batteur, mais qui s’est concentré sur le monde de la pub et de l’événementiel pendant plusieurs années. Il est revenu à ses premiers amours dernièrement. On a eu une belle première rencontre, où c’est plutôt lui qui me faisait écouter son matériel. Quand j’ai eu les premières floraisons des chansons d’Incarnat, je l’ai relancé, mais il était en train de récupérer la production de Charlotte Cardin. J’ai écrit mes tounes et je l’ai attendu. À quelques égards, je me suis demandé : “Comment ça, tu fais confiance à ce gars-là ? Tu vas vraiment lui donner ton album le plus intimiste ?” Mais il avait la sensibilité et la maturité pour aborder ce projet-là avec moi. »

Fanny Britt, parolière de Phèdre en forêt

« C’est une femme super intéressante, qui est capable de nommer la noirceur, la honte, la douleur, la souffrance, d’une manière super élégante et sans détour. Quand j’ai écrit la musique de Phèdre en forêt, je voyais ça comme une complainte, un type mélodique qui ressemble moins à ce à quoi je suis habituée. J’ai envoyé le sentier musical tel quel, et elle a posé un pied à la fois. Elle a mis le doigt sur quelque chose que je n’aurais pas pu nommer et qui résonnait vraiment beaucoup, dans ce côté sombre lorsqu’on a une certaine haine de soi, tellement qu’on se demande si on peut continuer avec la personne qui est à nos côtés. Ce n’était pas juste la complaisance d’une collaboration. Ça peut amener plus loin, à dire les choses différemment, à nourrir ta nature. »

Lou Doillon, cochanteuse sur Jamais trop tard

« J’aime sa liberté de création, sa polyvalence, c’est vraiment quelqu’un qui est libre. La rencontre artistique était au rendez-vous. […] Quand j’ai pensé à elle, c’était aussi l’idée de retourner en France avec ce disque-là. Sa crowd, son genre de milieu, son espace dans la chanson, ça me parle. Au téléphone, c’est comme si c’était ma pote du quartier. C’est quelqu’un d’hyper simple au service de l’art, et ça s’est fait de façon bien organique. Elle a enregistré à Paris, alors qu’on était en FaceTime, puis elle m’a envoyé les voix, que j’ai ajoutées en production. C’est une chanson adaptée d’Everybody’s Got to Learn Sometime, tirée du film Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Je pensais que c’était une toune de Beck, mais j’ai appris plus tard que c’était The Korgis qui l’avait composée. »