Kaytranada en a fait du chemin en 10 ans, depuis ses premiers remix confectionnés dans le sous-sol du domicile familial, à Saint-Hubert, jusqu’à ses trois nominations aux prix Grammy cette année. À la veille de la cérémonie de dimanche, le producteur et DJ discute de cette prestigieuse reconnaissance, de sa place sur la scène québécoise et de ses projets d’avenir.

Le grand soir approche et Kaytranada est fébrile, mais serein. « Je suis vraiment content, c’est tellement prestigieux, nous dit le producteur, joint directement à Los Angeles à son numéro de cellulaire montréalais. Être nommé pour ces récompenses, c’est quelque chose à quoi tu ne t’attends pas. Surtout pour les Grammy ! »

Il court la chance trois fois plutôt qu’une de remporter un prix dimanche, dans les catégories du meilleur album dance/électronique (pour Bubba), du meilleur enregistrement dance (pour la chanson 10 %, avec Kali Uchis) et du meilleur nouvel artiste. Notons qu’à la folie des prix Grammy s’ajoutent deux sélections aux prix Juno, annoncées cette semaine. Le parcours jalonné de succès de Kaytra se poursuit.

S’il est depuis plusieurs années déjà l’un des artistes québécois les plus notoires dans son milieu, ses trois sélections sont une accolade à laquelle il osait à peine rêver.

PHOTO FOURNIE PAR SONY MUSIC CANADA

Kaytranada

Je veux vraiment gagner un Grammy, mais je me considère gagnant juste d’avoir été nommé.

Kaytranada

L’enthousiasme est évident dans sa voix, mais Kaytra s’exprime sur un ton plutôt posé, dans un français quelque peu teinté par des journées à ne parler qu’en anglais. En début de conversation, il est fidèle à sa réputation d’homme de peu de mots. Mais petit à petit, il se laisse naturellement aller dans la discussion, étoffe ses réponses.

On ne dira peut-être jamais de lui qu’il est extraverti, mais le mot « timide », souvent utilisé dans les premiers articles publiés à son sujet, ne lui sied pas non plus. Kaytranada semble surtout avoir un caractère flegmatique (ce qu’il confirmera d’ailleurs), bavard quand il le faut, mais d’un naturel laconique.

Un artiste pas si nouveau

L’annonce de la plus prestigieuse de ses trois sélections aux prix Grammy, celle du meilleur nouvel artiste, en a fait sourciller quelques-uns. Kaytranada, un « nouvel artiste » ? Vraiment ?

Cela fait 10 ans qu’il a publié ses premiers remix sur SoundCloud – dont celui de la chanson If, de Janet Jackson, qui est devenu viral –, puis des mixtapes et des simples à la pelle. Depuis, il a accumulé des centaines de millions d’écoutes sur Spotify, pour plus de 5,2 millions d’auditeurs mensuels.

Bubba, largement acclamé, est son deuxième album. Le précédent, 99.9 %, lui avait valu un prix Polaris (entre autres récompenses) et une renommée internationale. Entre les deux, il est passé du label XL Recordings au réputé RCA Records (Alicia Keys, Miley Cyrus, Kings of Leon). Kaytranada s’est forgé une réputation enviable et a collaboré avec Pharrell Williams, Alicia Keys, Kendrick Lamar, Anderson .Paak et Chance The Rapper, pour ne nommer que ceux-là.

« Je ne suis pas un nouveau musicien. Mais beaucoup de gens m’ont connu avec le deuxième album, donc ça a du sens pour eux, dit celui qui fait de la musique depuis l’âge de 14 ans. Et 10 ans de carrière musicale, sachant que je peux encore faire de la musique pour le reste de ma vie, c’est quand même une petite période. »

Kaytranada préfère relativiser, même s’il sait que pour ses fans, « les Grammy sont en retard ». Il sait aussi que l’institution est régulièrement remise en question (pour ses choix et son manque de transparence, notamment). Mais une chose est certaine : il ne compte pas laisser quoi que ce soit amenuiser l’excitation et la fierté qu’il éprouve.

Kaytranada et l’international

Nous le disions plus haut, c’est à un numéro commençant par 514 que nous avons appelé Kaytra. Louis Kevin Celestin, de son vrai nom, est un gars de Montréal. Il a grandi à Saint-Hubert, après que ses parents eurent quitté Haïti pour s’installer sur la Rive-Sud. C’est comme cela qu’on le présente dans les publications étrangères : DJ et producteur montréalais.

Quand on lui demande de quelle façon il se décrirait, le principal intéressé se dit plutôt « international ». Tout est parti de Montréal et transite encore par là à l’occasion – « Bubba, je l’ai fini chez moi », dit-il –, mais Kaytranada a toujours su qu’il était un artiste sans frontières, désireux de s’adresser au monde entier. « Je suis québécois, mais je ne mets pas l’accent là-dessus parce que je veux montrer que je suis international. Je suis né en Haïti aussi, je ne suis pas une seule chose », explique-t-il.

Le succès de Kaytranada chez lui n’a pas eu l’ampleur de celui qu’il a rencontré à l’étranger. Nul n’est prophète en son pays, paraît-il. La scène électro montréalaise, qui l’a vu naître, lui est tout de même chère. Il a collaboré avec de nombreux artistes locaux (Alaclair Ensemble, High Klassified, Monk.E, Wasiu, etc.) en 10 ans.

J’ai fait mes débuts avec du monde d’ici. Je veux garder ma présence sur la scène de Montréal ; j’aime travailler avec des artistes québécois, comme je l’ai toujours fait.

Kaytranada

Reste qu’il savait que ses grandes ambitions lui demandaient de viser des collaborations à l’extérieur du Québec, que « c’était la clé ». Il a visé haut et il a visé juste.

Producteur prodige et prolifique

L’album Bubba, paru en décembre 2019, est né de l’intention de faire danser. Kaytra a fait cohabiter le disco-funk, le house et le R&B dans une approche sans temps mort, toujours bouillonnante, destinée à électriser son public en tournée comme les oiseaux de nuit sur les pistes de danse des DJ. Mais sa tournée a pris fin abruptement. Et, on le sait bien, personne n’a dansé ailleurs que dans son salon l’an dernier. Le party Bubba n’a pas eu lieu.

« Je ne vais pas te mentir, c’est vraiment wack [nul] et ça me déçoit, confie Kaytra. Je suis content d’avoir pu performer un peu en Australie. Mais je voulais faire quelque chose de plus gros avec cet album. »

Kaytranada est sûr de lui, conscient de son talent, sans jamais être arrogant. Lorsqu’il évoque une possible collaboration avec Janet Jackson, il parle en riant de ses multiples appels WhatsApp avec elle comme s’il ne s’agissait pas d’une superstar du Rock and Roll Hall of Fame. « La connexion était toujours mauvaise, il fallait chaque fois qu’on arrête la conversation », s’amuse-t-il. Janet le voulait sur son album Black Diamond, mais la pandémie a chamboulé les plans et la collaboration n’a pas encore eu lieu.

« Je n’ai pas besoin de travailler avec elle à ce point, c’est déjà fou de lui avoir parlé au téléphone, dit-il, tout de même bien conscient de sa chance. J’espère que ça arrivera. Mais quand ça concerne la musique, je ne veux rien forcer. Je veux que les choses arrivent naturellement. »

Une amorce de projet

Kaytranada se réjouit d’être de retour à Los Angeles pour quelque temps. S’il s’est surtout « ennuyé des shows » dans la dernière année, son « côté musicien » a tout de même bien toléré le chambardement causé par la COVID-19.

Dans sa vie personnelle, par contre, il a récemment traversé des moments éprouvants. Une peine d’amour qui l’a durement ébranlé. « Cette rupture vraiment difficile a bouleversé mon esprit », confie-t-il.

À L.A., j’ai un changement de scène, c’est comme si je mettais mon esprit à reset. Comme si je devenais une autre version de moi, plus positive, heureuse et consciente du moment présent.

Kaytranada

Dans cet état d’esprit plus en paix, Kaytra planche sur de la nouvelle musique. Est-ce qu’on peut espérer que ce travail conduise à un album ? Kaytranada ne le sait pas lui-même.

« Je travaille plus sur des collaborations et on va voir où ça va me mener, dit-il. C’est un processus où, pendant longtemps, je cherche des chansons qui pourront être sur le prochain projet. Ça dépend de l’énergie, de ce que la musique me fait ressentir. Je décide ensuite si c’est pour l’album. »

Ainsi, il ne pourrait dire exactement dans quelle direction créative il s’engage – « je suis toujours en train de chercher », avoue-t-il –, bien qu’une trajectoire se dessine vaguement. Son mood board musical est tapissé de chansons des années 1970 et 1980, et il envisage d’unir ces inspirations à son propre style d’électro. « Je veux évoluer. Je veux essayer quelque chose de nouveau, dit le producteur. Là, ça avance, je vois mes beats, je vois l’évolution, mais je sais qu’elle n’est pas encore complète. »

Kaytranada poursuit sur sa lancée, mais garde les pieds sur terre. Oui, il rêve d’un gramophone doré, mais « ce qui doit arriver arrivera », dit-il. Pour l’heure, il doit se préparer à vivre sa première cérémonie des prix Grammy. Si son parcours jusqu’à maintenant est un bon présage pour son avenir, on peut sans doute s’attendre à ce que d’autres sélections suivent.