(Paris) Théâtrale ou mutine, sa voix jonglant des tonalités les plus graves aux plus caressantes, étrange presque dans sa robe noire, Juliette Gréco, très grande dame de la chanson française décédée mercredi, nourrissait avec son public une relation fusionnelle, quasi charnelle.

« Un public, c’est comme un amant. Il faut y aller tout doux, tout doux… C’est des milliers de caresses, d’approches, de larmes, de doutes, d’incertitudes », confiait-elle. « Mon public je ne sais pas qui c’est [...] Je sais simplement que je donnerais tout au monde et je donne tout pour qu’il ou qu’elle m’aime ».

Mais « cet acte d’amour, dans tous les sens du terme », était « un acte de terreur » à l’heure d’entrer en scène.

« C’est un truc magique, en même temps qu’un métier d’une cruauté, d’une exigence fantastique. C’est complètement fou. Pour monter sur scène, il faut être inconscient ».

Pour Gréco, qui avait lancé en 2015 sa tournée d’adieux à la scène afin de « partir debout », chaque récital était précédé de gestes rituels comme l’installation dans sa loge d’ours en peluche et d’une petite carte qui parlait du Temps des Cerises et dont elle ne se séparait jamais.

« Je suis très superstitieuse », affirmait-elle.

Le visage fardé, les yeux soulignés d’un trait de khôl, coiffée de manière immuable, Juliette Gréco se vêtait pour la scène d’une éternelle robe noire. Ainsi, estimait-elle, « on verra juste le plus important que j’ai à offrir, c’est-à-dire d’abord mes chansons et mes textes et mes mots et mes mains et ma tête ».

De fait, sur scène, Gréco ne se déplaçait pas. Ses mains, seules, voletaient autour de son visage, revenaient se poser sur le micro, puis reprenaient leur envol, presque à la manière d’un mime. Elle chantait comme on dit un poème.

Les mots avant la musique

La palette de son jeu était large depuis des chansons légères, sensuelles, mutines comme Déshabillez-moi, un incontournable, jusqu’à d’autres comme J’arrive, dialogue avec la mort où la violence, théâtrale, éclatait dans toute sa puissance.

Pour elle, l’interprétation n’était « pas inscrite dans le marbre ». « C’est inscrit dans l’émotion, dans la vie, dans le sang ». « Parce que moi je pose ma main sur le corps de l’autre quand je chante », racontait-elle.

Les mots étaient essentiels pour cette femme insensible aux modes. « Je dois aimer les mots pour les chanter. La musique vient après », disait la chanteuse qui se voulait avant tout interprète, citant avant chaque morceau le nom de l’auteur et du compositeur.

Elle fit, dans l’après-guerre, connaître les mots que de jeunes poètes alors inconnus avaient écrit pour elle : Raymond Queneau, Jacques Prévert, Boris Vian, Robert Desnos, parmi d’autres.

À l’étranger, la voix sensuelle de « la muse de Saint-Germain-des-Prés » incarnait la culture française.

Au début des années 2000 de jeunes compositeurs, comme Miossec, Benjamin Biolay ou le rappeur Abd Al Malik, lui ont offert à leur tour des mots, et des chansons cousues main. Grâce à eux, la chanteuse est remontée sur scène, intacte.

« On manque de monstres ! », déplorait-elle alors. « Nous étions singuliers, Barbara, Catherine Sauvage... Nous étions toutes différentes. Nous avions une passion et une folie communes. On voulait que les gens entendent ce que l’on avait à dire. » Elle s’inquiétait : « Aujourd’hui, toutes les chanteuses se ressemblent », puis s’interrogeait : « Elles ont de jolies voix, mais au service de quoi ? ».