La sirupeuse power ballade Wind of Change, du groupe de hard rock allemand Scorpions, a-t-elle contribué à faire tomber le rideau de fer et à mettre un terme à la guerre froide ?

Je le prétends à la blague depuis des années. C’est même devenu l’objet d’un « running gag » depuis 20 ans entre le collègue des Sports Richard Labbé et moi. Richard m’en parlait justement samedi. Drôle de hasard, deux jours plus tard, la plateforme Spotify a annoncé qu’une émission balado intitulée Wind of Change ferait bientôt la lumière sur ce qui relevait jusque-là de la légende urbaine.

Depuis un an, le réputé journaliste d’enquête du New Yorker Patrick Radden Keefe travaille sur cette balado de huit épisodes, qui est diffusée sur Spotify depuis le 11 mai. Sa prémisse rocambolesque (« bonkers », de l’aveu même du reporter) : Wind of Change, méga-succès international, aurait été composé par la CIA (Central Intelligence Agency) américaine, en collaboration avec le chanteur de Scorpions, Klaus Meine, afin d’encourager la révolution dans le bloc communiste au tournant des années 90. Et le secret de cette opération aurait été gardé depuis 30 ans...

« C’est peut-être la chanson la plus influente du XXe siècle », dit Patrick Radden Keefe, que son enquête a mené des quartiers généraux de la CIA au Kremlin, en passant par les salles de spectacles de Kiev et de Saint-Pétersbourg. Une enquête hors du commun, qui met notamment en scène l’ex-président et directeur de la CIA George Bush père, la légendaire Nina Simone, les Beach Boys, des groupes de « hair metal » comme Mötley Crüe et plusieurs agents secrets.

Patrick Radden Keefe m’a fait parvenir les deux premiers épisodes de son intrigante balado. La description qu’en fait sa compagnie de production, avec une métaphore cinématographique, est assez juste : This is Spinal Tap rencontre All the President’s Men. C’est une incursion fascinante dans le monde de l’espionnage, au temps de la guerre froide, que l’on croirait tout droit sortie d’un roman de John Le Carré.

PHOTO BALAZS MOHAI, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Klaus Meine, chanteur du groupe Scorpions, en concert à Budapest, en Hongrie, en février 2016.

« C’était important pour moi que les gens entendent non seulement la musique, mais les accents et les voix, pour qu’ils puissent juger eux-mêmes de qui semble mentir et qui dit la vérité », explique le journaliste et auteur de best-sellers. Il a interviewé une centaine de personnes pour ce projet qui emprunte son titre à l’une des pires et plus célèbres chansons de l’histoire du rock.

Avec ses notes sifflées par Klaus Meine et son fameux premier couplet — « I follow the Moskva/down to Gorky Park/Listening to the Wind of Change » — le terrible ver d’oreille aurait été inspiré par un concert historique au stade Lénine de Moscou, en 1989. Le Moscow Music Peace Festival comptait parmi ses têtes d’affiche Scorpions, Mötley Crüe et Ozzy Osbourne ainsi que Bon Jovi, Cinderella, Skid Row et le groupe de hard rock moscovite Gorky Park.

Patrick Radden Keefe était adolescent à l’époque. Comme moi, il terminait son secondaire (contrairement à moi, il n’était pas amateur de métal). Le rock occidental avait été interdit en Union soviétique pendant des décennies, perçu comme une menace au joug du communisme. Mais avec la glasnost et la perestroïka, le vent du changement s’annonçait, comme le dit la chanson...

« Que l’on me comprenne bien, c’est une chanson quétaine [cheesy] ! », reconnaît Patrick Radden Keefe. Il reste que cet hymne à la liberté a le don de galvaniser les foules, briquets allumés — et désormais téléphones cellulaires — à la main. On ne s’étonne pas qu’elle soit devenue la trame sonore officieuse de la chute du bloc soviétique. En 1991, elle trônait au sommet des palmarès lorsque l’URSS a cessé d’exister. Mais a-t-elle vraiment pu être conçue par la CIA ?

Depuis qu’il en a entendu parler en 2011, Radden Keefe est obsédé par cette histoire de supposé lien entre la CIA et Scorpions, groupe de Hanovre (ex-Allemagne de l’Ouest) qui chante en anglais avec un fort accent germanique depuis 50 ans, pour un public composé essentiellement de gens dont l’anglais n’est pas la langue maternelle.

Le printemps dernier, lorsque le journaliste a décidé de consacrer une balado à cette rumeur persistante, il s’est buté au mutisme de l’ancien agent clandestin de la CIA par qui il en avait eu vent, indirectement, il y a 10 ans. Et lorsqu’il a fait une demande d’accès à l’information à la CIA afin d’obtenir des documents relatifs à Scorpions — « Ça me semblait un peu ridicule, mais qu’avais-je à perdre ? » —, il a reçu une réponse sibylline sous forme de fin de non-recevoir.

Si la CIA n’a rien à cacher, pourquoi semble-t-elle cacher quelque chose ? « S’il y a une chose qui me motive, comme plusieurs journalistes, c’est le secret. Découvrir ce que je ne suis pas censé savoir », dit Radden Keefe. Il a poursuivi ses recherches.

Cela peut sembler absurde, voire ridicule, mais selon plusieurs de ses sources, Wind of Change a très bien pu avoir été la pièce maîtresse d’une opération de propagande visant à encourager un changement de régime en URSS. La culture américaine est plus puissante et influente encore que l’armée américaine, rappelle le producteur de la balado, Tommy Vietor, par ailleurs animateur de Pod Save America et ancien porte-parole du président Obama en matière de sécurité nationale.

« C’est juste assez fou pour être vrai ! » confie à Radden Keefe un ami et ancien employé de la CIA, qui trouve lui aussi l’hypothèse plausible. Ce ne serait pas sans précédent.

Pour que la propagande soit efficace, il ne faut pas que la propagande ressemble à de la propagande. Dans les années 50 et 60, rappelle Tommy Vietor, la CIA a financé l’adaptation cinématographique d’Animal Farm de George Orwell — une fable sur le stalinisme — et commandité une tournée de l’Orchestre symphonique de Boston en Europe de l’Est.

Dans le deuxième épisode de sa balado, Patrick Radden Keefe interviewe l’ex-agente de la CIA Joana Mendez, la veuve de Tony Mendez, incarné par Ben Affleck dans son film Argo, Oscar du meilleur film en 2013. Mort l’an dernier, Tony Mendez est l’agent de la CIA qui a imaginé le subterfuge de l’opération de sauvetage des diplomates américains réfugiés à l’ambassade du Canada à Téhéran, en 1980.

Mendez, un spécialiste de l’exfiltration, avait mis sur pied une fausse compagnie de production hollywoodienne devant tourner un faux film de science-fiction (Argo), afin de rapatrier les diplomates. « C’était tout sauf subtil, rappelle Radden Keefe. Certains appellent ça une opération. Pour d’autres, c’est une performance. »

En 1957, Boris Pasternak a fait publier son célèbre roman Le docteur Jhivago, clandestinement, par un éditeur italien. Interdit de publication chez lui, puisque considéré comme antisoviétique, le chef-d’œuvre du Prix Nobel de littérature 1958 fut imprimé en russe à des milliers d’exemplaires et distribué en URSS… par la CIA. Cette opération de propagande culturelle (« soft power ») ne fut révélée que lorsqu’une centaine de documents de la CIA furent déclassifiés, il y a quelques années.

« Les documents de cette collection démontrent à quel point la propagande culturelle peut être efficace pour influencer les événements et la politique étrangère », lit-on d’ailleurs dans les notes qui les accompagnent sur le site de la bibliothèque de la CIA. « Qu’est-ce qui est plus efficace, un roman de 700 pages ou une power ballade de 4 minutes ? » demande à son tour Patrick Radden Keefe. C’est une bonne question.

Dans les années 80, puisqu’il était défendu d’écouter de la musique occidentale en Union soviétique, on se passait des cassettes sous le manteau. « C’était dangereux d’écouter Scorpions ! » dit Oleg, un fan ukrainien du groupe, rencontré par Patrick Radden Keefe avant un concert à Kiev. Cet interdit avait forcément de l’attrait pour la jeune génération soviétique de l’époque. Assez pour qu’un groupe de hard rock allemand soit payé par la CIA pour populariser un message propagandiste ? Et que son plus grand succès contribue sciemment à une révolution géopolitique ?

Cette histoire est-elle trop invraisemblable pour être vraie ? Ou, au contraire, trop vraie pour être crédible ? Et si la blague qu’on se raconte, Richard Labbé et moi, depuis deux décennies, n’était pas une blague ? On le saura, je l’espère, au terme de cette incroyable enquête.