Haviah Mighty, rappeuse lauréate du prix Polaris 2019, a dû surmonter son insécurité et persévérer pendant toute une décennie avant de connaître le succès. La Presse s’est entretenue avec elle, une semaine avant son passage à Montréal, vendredi prochain.

En regardant la vidéo dans laquelle Haviah Mighty improvise à l’occasion d’un cypher (rassemblement d’improvisation de rap) tout féminin, en 2016, nul ne douterait de la confiance que l’artiste dégage. Elle ne mesure pas beaucoup plus de 5 pi, mais elle est imposante. Elle aligne les rimes avec conviction, récite avec hargne. Pourtant, cet aplomb ne traduit pas vraiment son degré de confiance. Haviah Mighty n’était pas encore la performeuse qu’elle est devenue.

« Quand je regarde en arrière, je réalise que je me suis tellement améliorée, confie la jeune Torontoise, lors d’un entretien téléphonique. L’année 2019 a été un tournant, parce que j’ai eu à jouer devant toutes sortes de publics, de ceux qui aiment le rap masculin misogyne à ceux qui t’écoutent en buvant leur mimosa. »

PHOTO NATHAN DENETTE, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Haviah Mighty, lors de la cérémonie du prix Polaris en 2019, à Toronto

Peu importe l’auditoire, il faut trouver un moyen de garder son attention, dit-elle. L’objectif ultime : « Conquérir un public qui n’a rien à faire de qui tu es ou de ce que tu as à dire. » Pour cela, il faut dégager quelque chose sur scène. Une aptitude qui ne lui est pas venue naturellement.

« J’ai grandi dans un quartier [Brampton, en banlieue de Toronto] où le racisme était très présent et mes parents nous ont protégés de ça, mes frères et sœurs et moi, raconte Haviah Mighty. Nous étions la seule famille noire du coin, mais grâce à eux, nous n’en avons pas souffert. Mais quand j’ai commencé à sortir de la maison, je n’étais pas l’enfant la plus sociable. […] Pour monter sur scène, il faut avoir cette sociabilité. »

Jusqu’à récemment, elle ne croyait donc pas en son potentiel sur scène. « La seule chose en laquelle je croyais vraiment, c’étaient mes capacités de rappeuse », dit-elle. Si elle a toujours été douée en musique, si elle a commencé à écrire ses propres textes à l’âge de 12 ans, Haviah a travaillé sans cesse à améliorer ses vers, sa diction, sa voix.

Le découragement

Chez les Mighty, la musique est une affaire de famille. Aujourd’hui, sa sœur Omega Mighty chante sur la pièce Wishy Washy de son album 13th Floor. Son jeune frère Mighty Prince a produit trois pièces du disque.

« J’ai toujours été entourée par des amoureux de la musique, raconte Haviah. Des gens qui voyaient la valeur de l’éducation musicale, comme apprendre à jouer du piano et à performer. » Ses parents l’ont donc fait monter sur scène très jeune, avec ses sœurs.

Quand elle a commencé à s’intéresser au rap, elle ne voyait pas de modèles « qui [lui] ressemblaient » dans l’industrie du hip-hop au Canada. Elle ne croyait pas pouvoir un jour faire partie de ce monde, mais Haviah a continué à rapper et à chanter. En 2010, elle a fait paraître son premier mixtape.

J’ai fait de la musique comme passe-temps pendant très longtemps, mais j’ai été découragée de ne jamais mener mon rap à son vrai potentiel. En termes de créativité, je m’améliorais, mais je ne gagnais pas ma vie avec ça. Je ne pensais pas qu’on puisse s’intéresser à mon travail. Je faisais des spectacles et je n’invitais personne, parce que je ne pensais pas que j’en valais la peine.

Haviah Mighty, rappeuse

Pendant un certain temps, elle a même décidé de changer sa façon de rapper. « Je ne disais plus les choses dont j’avais vraiment envie de parler, pour que personne ne se sente mal, dit-elle. Mais ce qui est plus inconfortable encore, c’est de se censurer pour le confort des autres. »

Comme pour sa présence sur scène, il a fallu des années à la jeune MC pour s’exprimer sans filtre. Sur 13th Floor, paru l’an dernier, elle s’affirme comme jamais. C’est cette artiste authentique et assurée qui a remporté le prix Polaris. Haviah Mighty est la première femme noire et la première artiste rap à le recevoir.

La récompense « a changé ma vie », dit-elle sans hésitation. En mai 2019, la Torontoise a quitté son emploi pour se consacrer entièrement à ses projets musicaux et a lancé l’album 13th Floor.

Passer un message

Le premier tournant de sa carrière est survenu trois ans plus tôt : le fameux cypher, diffusé pour la Journée internationale des femmes en 2016, est devenu viral. Elle y participait avec trois autres MC, Keysha Freshh, Lex Leosis et Phoenix Pagliacci. Si elles ne se connaissaient pas avant l’évènement, les quatre femmes ont peu après formé un groupe, The Sorority.

Haviah Mighty a profité de l’attention braquée sur elle pour travailler à un projet solo tout en évoluant au sein de sa nouvelle bande. En 2017, elle a fait paraître Flower City. « Je savais que si je quittais le groupe, il fallait que j’aie quelque chose à offrir, quelque chose qui montrerait de quoi je suis capable. Pour ne pas rester “la fille qui a fait le cypher” indéfiniment », dit-elle. Une cinquième parution. La première à ne pas passer sous le radar.

Deux ans après, sur 13th Floor, elle raconte sa réalité de femme noire, dans son quotidien et dans le monde du rap, très masculin.

Le 13e étage du titre (l’album compte aussi 13 chansons) est une référence au nombre malchanceux d’abord. Certains immeubles n’ont pas de 13e étage par superstition. C’est un endroit qu’on préfère éviter, tout comme, selon elle, les conversations sur les injustices raciales. Dans 13th Floor, elle les aborde de front.

Treizième comme le 13e amendement aussi. Celui qui a aboli l’esclavage et la servitude aux États-Unis. Cet album est un message, dit Haviah Mighty. Le prix Polaris, décerné en septembre, a permis d’élargir la portée de la conversation qu’elle veut entreprendre. Depuis, elle est invitée à des évènements, jointe pour des collaborations… « J’ai eu accès à des gens auxquels je n’aurais pas eu accès autrement », affirme-t-elle. Haviah Mighty s’est fait un nom.

La récompense de 50 000 $ qui accompagne le prix Polaris lui permet de prévoir la suite de son parcours. Du nouveau matériel, à paraître cette année. Une tournée, qui la mènera en Europe et aux États-Unis.

« Dans cette industrie, on te connaît pour la dernière chose que tu as accomplie, soulève la MC. Je ne veux pas que dans cinq ans on parle de moi comme de “la fille qui a gagné le Polaris en 2019”, alors je travaille sur la suite. »

>>> Regardez le clip Blame, de Haviah Mighty

Haviah Mighty sera en spectacle au Belmont, à Montréal, le 21 février. Elle sera de retour dans la métropole à l’occasion du festival Osheaga, le 31 juillet.