Tout nu sur la plage des Trois Accords jouait à ICI Musique l’autre matin et j’ai été saisi d’une nostalgie de l’époque où l’on chantait tous en chœur cette chanson dans l’auto, les enfants et moi, en route vers l’école.

Le plus vieux a désormais les écouteurs vissés sur les oreilles le matin, lorsque je le conduis en classe. M’entend-il chanter (faux, toujours) les pièces dont l’animateur Olivier Robillard Laveaux vient de raconter la petite histoire ? Il y a une partie de moi qui ne lui souhaite pas ce supplice. Il y en a une autre qui espère qu’il retient quelque chose de ce cours de musique québécoise quotidien.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Les Trois Accords

Les garçons ne sont pas « jaseux » le matin. Moi non plus, du reste. Je ne me formalise pas des écouteurs que porte en permanence Fiston. Je refuse de devenir ce « père-là ». Il est bien dans sa bulle. Il a besoin de sa musique pour vivre. Et moi de la mienne. C’est une question d’équilibre, comme le chantait Francis Cabrel à l’époque où mon père faisait jouer ses cassettes dans la voiture en route vers l’école secondaire. La vie est une roue qui tourne et le destin est rond (celle-là est de mon père, poète dilettante).

On veut dès l’adolescence se distinguer de ses parents. Surtout ne pas « devenir » ses parents. Et pourtant, par une forme tordue de mimétisme involontaire, on finit presque inévitablement par leur ressembler. Et je ne parle pas seulement d’embrasser les valeurs fondamentales qu’ils nous ont inculquées.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Jean Leloup

Avant que Jean Leloup n’apparaisse dans le paysage musical québécois, comme un cadeau inespéré pour mes 17 ans, j’écoutais très peu de musique québécoise « contemporaine » (c’est-à-dire celle des années 80). J’écoutais les vieux disques d’Harmonium de mon père et je découvrais avec plaisir, toujours grâce à lui, ceux de Led Zeppelin. À l’adolescence, j’écoutais le rock de ma petite enfance.

Malgré mes efforts, je n’ai pas transmis cet amour du rock à Fiston qui, comme bien des mélomanes de sa génération, ne jure que par le rap. Le rock n’est peut-être pas mort, comme on l’a clamé des dizaines de fois depuis 30 ans, mais il n’est pas fort. Du moins chez les adolescents.

Je refuse de devenir ce « père-là », disais-je. C’est-à-dire une caricature de père nostalgique des façons de faire d’une autre époque. Et pourtant, cette caricature me rattrape malgré moi.

Récemment, je faisais remarquer à l’amie de Fiston que je portais à son âge le même t-shirt de Led Zeppelin qu’elle (trouvé dans une friperie). Je me suis aussitôt empressé de faire jouer du vieux Led Zep, avec beaucoup trop d’enthousiasme.

Heureusement que mon plus jeune a reconnu Immigrant Song. « C’est la chanson de Thor [superhéros des Avengers]. » « Je pense qu’elle aime le t-shirt, mais je ne suis pas sûr qu’elle soit une fan de la musique, papa… », m’a fait comprendre son frère aîné. Je me sentais comme l’alter ego de Cameron Crowe dans le film Almost Famous, jeune ado qui se fait dire ses quatre vérités par le personnage de Lester Bangs, mythique journaliste rock : « Je t’ai déjà rencontré. Tu n’es pas cool ! »

Depuis une semaine, j’écoute en boucle Des feux pour voir, la chanson-titre de l’excellent nouvel album de Marie-Pierre Arthur. C’est une pièce irrésistible, et pas seulement pour le vieux fan d’indie rock que je suis, qui y reconnaît des accents de grunge et d’Arcade Fire. Fiston convient que c’est bon… mais il y a un hic : ce n’est pas du rap. Il ne me l’a pas dit ainsi, mais je comprends que ce n’est pas une musique qui, selon lui, lui est destinée.

Je me surprends, encore avec nostalgie, à regretter le temps pas si lointain où nous allions voir ensemble des spectacles de Louis-Jean Cormier, Jean Leloup, Pierre Lapointe ou Ariane Moffatt. Il est bel et bien révolu, cet état de grâce de l’enfance où les parents initient leurs petites éponges à la musique qu’ils aiment et profitent de ce plaisir partagé. Plus le temps passe, et plus ces moments de communion sont rares (un nouvel album de Kendrick Lamar ?).

Peut-être que ma nostalgie est liée à autre chose. Fiston a 16 ans et je sens qu’il m’échappe. Qu’il devient un homme.

J’ai eu l’autre soir une réaction complètement exagérée lorsqu’il a voulu boire un café pour rester éveillé et étudier. Il m’aurait dit qu’il envisageait de boire une flasque de whiskey avec ses amis que j’aurais été moins choqué. Peut-être parce que je ne bois pas de café ? Ou parce que se faire un café pour étudier en soirée appartient, pour moi, à l’âge adulte ? « Tu n’es pas à l’université ! » J’ai prononcé cette phrase, en la regrettant aussitôt…

Je refuse de devenir ce « père-là ». Le père pas cool qui fait la morale, nostalgique d’un autre temps. Mais parfois, c’est plus fort que moi. Comment retenir les ados, les intéresser à la culture québécoise, lorsqu’ils ne regardent plus notre télévision, méprisent la plupart des influenceurs commandités, lèvent le nez sur les artistes qu’aiment leurs parents et assimilent le cinéma québécois à une corvée (nous avons vu Menteur ensemble ; ce n’était pas une bonne idée) ?

Je parlais à Fiston cette semaine de transmission, de pérennité, de mon inquiétude de voir la culture québécoise disparaître à terme, si elle est marginalisée sur les nouvelles plateformes de distribution. Je lui ai parlé du rouleau compresseur qu’est Netflix. Il m’a parlé, de son côté, de la pauvreté de l’offre des youtubeurs québécois (sauf exception), de la télé québécoise qui ne s’adresse ni à lui ni à ses amis, du cinéma québécois qui ne fait guère mieux.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Koriass

Il préfère voir ce qui se fait ailleurs, pas seulement chez les Américains, mais les Français. J’ai beau lui dire qu’ils sont plus nombreux, qu’ils ont plus de moyens, et que, pour 8 millions d’habitants, nous avons une vitalité culturelle exceptionnelle, il est difficile à convaincre. Je me console en me disant qu’il écoute tout de même du rap québécois (Koriass, FouKi, Lost, White-B), même si ses préférences sont surtout françaises. Et qu’à 16 ans, je n’écoutais pas plus de musique québécoise que lui.

Je me console en me disant qu’avant de devenir ce « père-là », j’ai été cet ado-là.