La deuxième vague du mouvement #moiaussi, l’été dernier sur les réseaux sociaux, a secoué l’ensemble du milieu artistique québécois. Alors que 2020 tire à sa fin, retour sur cet électrochoc avec Cœur de pirate, une artiste qui a décidé de passer de la parole à l’action, en proposant de racheter sa maison de disques, Dare To Care, au cœur de la polémique.

Marc Cassivi (M. C.) : Cinq mois plus tard, quand on repense à la parole de ceux et celles qui ont dénoncé leurs agresseurs, qu’est-ce qu’on retient ? Est-ce que ça en a valu la peine ?

Cœur de pirate (C. d. p.) : Je pense que oui. Il y a eu un vrai ménage qui s’est fait cet été. Il y a quelques années, au début du mouvement #metoo, on parlait beaucoup de Weinstein, de gros monstres influents, mais moins de ce qui se passe ici tous les jours. Après, est-ce que ça s’est bien fait ? Est-ce qu’on a mis tout le monde dans le même panier ? A-t-on assez fait la différence entre ce qui est très grave et ce qui l’est un peu moins ? Peut-être pas. Mais il y a eu une dénonciation d’une culture, qui était très importante et nécessaire. On vit dans un monde où il y a beaucoup de choses généralement acceptées au niveau du sexisme et des « doubles standards ». Il y a eu un cumul de tout ça. On est en 2020, l’attention a été davantage portée sur les blessures qu’on a subies au fil des ans. Il y a eu un ras-le-bol collectif. Je pense que ça a remis les pendules à l’heure.

M. C. : Il y a eu, comme tu dis, un ras-le-bol généralisé face à cette idée que lorsqu’on est célèbre, qu’on est une vedette ou qu’on a une certaine notoriété, on peut tout se permettre et s’en tirer sans conséquence.

C. d. p. : Il y a des gens qui se pensaient au-dessus de tout. On a beaucoup excusé leur comportement en disant : « Untel est comme ça ». Ceux qui se sont retrouvés dans la liste, il y en a plusieurs avec qui j’avais déjà eu des altercations assez désagréables. Ce n’étaient pas nécessairement des gens proches de moi. J’étais contente de savoir que je n’étais pas toute seule à avoir ressenti un malaise en leur compagnie. Je me suis dit que je n’étais pas folle. Il y a beaucoup de ça aussi. Quand on élève la voix parce qu’on a vécu des expériences de ce genre, souvent, on nous rabaisse. On nous dit qu’on est difficile et qu’on ne voudra pas travailler avec nous si on ose dénoncer. Ça arrive beaucoup au Québec, mais c’est encore pire en France. Ça m’a coûté beaucoup de choses.

M. C. : Tu as ressenti les effets du ressac lorsque tu as parlé, il y a deux ou trois ans, du fait que tu avais été victime d’agression sexuelle ?

C. d. p. : Je ne sais pas comment l’expliquer… Ce que j’ai vécu en tant que victime d’agression sexuelle, de victime de viol, est très personnel. J’ai dealé avec ça à ma façon, pour trouver une paix intérieure. Ç’a été une grosse prise de conscience de la part de la personne qui m’a fait subir ça. Toutes les dénonciations de cet été ont déclenché beaucoup de choses en moi. Je comprends que les gens avaient besoin d’en parler en détail et de dire ce qui s’était passé, mais pour ceux qui ont été victimes d’agressions, ce n’était pas facile. J’ai vécu la même chose, ce triggering, lorsque les détails de l’affaire Rozon ont été publiés. Je n’étais pas toute seule. Je pense que les médias doivent prendre ça en considération, mais je ne peux en vouloir aux gens de dire exactement ce qui leur est arrivé. C’est important pour comprendre la gravité des gestes. Et pour que l’on puisse guérir collectivement. Au final, après les dénonciations, c’est dans les actions, dans la suite des choses, qu’on va voir un vrai changement. Et ça part de tout en haut.

M. C. : Tu parles d’actions et de gestes concrets. Tu as toi-même signifié [il y a quatre mois] ton intention de racheter Dare To Care [dans la tourmente depuis des allégations d’inconduite sexuelle visant Bernard Adamus]. Où en es-tu dans ce processus ?

C. d. p. : C’est très long comme processus ! Les gens qui achètent des compagnies savent ce que je vis en ce moment. Il faut que les gens soient indulgents, et je pense qu’ils le sont. J’ai posé ce geste-là parce que j’ai un peu le syndrome du saint-bernard : je veux sauver tout le monde ! Ce n’est pas parce qu’une personne a posé des gestes inacceptables que tout le monde doit sombrer avec elle. Je ne veux pas défendre Éli [Bissonnette, propriétaire du label], mais le fait qu’il décide de vendre la compagnie à la personne à qui elle devrait revenir, selon lui, en dit long à mon avis. Il aurait pu la vendre au plus offrant. Je ne suis pas complètement en faveur de la « cancel culture ». « Annuler » une personne, c’est courir le risque qu’elle se sente piégée et qu’elle trouve refuge dans un coin sombre avec des gens qui pensent seulement comme elle. Ça me semble dangereux. Ce n’est pas ce qu’on veut. Je ne sais pas si les gens peuvent toujours changer, mais il faut leur donner la chance, avec le temps — je ne parle pas de trois ou six mois —, d’apprendre de leurs erreurs.

M. C. : On peut croire à une forme de réhabilitation pour certains, sinon il y a peu d’espoir pour l’humanité…

C. d. p. : Ça dépend évidemment pour qui et du degré de la faute ! Il y a des gens qui ont fait des choses atroces, pendant trop longtemps, et je ne sais pas si je crois à la réhabilitation pour eux. Mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même paquet. Il faut faire la part des choses entre le gars qui a eu un comportement toxique avec son ex et qui décide de faire une thérapie, le gars qui a mis sa graine dans un verre d’eau et le violeur. Il y en a aussi qui ont beaucoup perdu cette année. Laissons-les faire leur bout de chemin. Doit-on les accueillir tout de suite ? Je ne pense pas. Doivent-ils se retrouver dans l’œil du public ? Je ne sais pas. Je pense que l’été dernier, le karma a bien fait les choses. Il y a toute une culture à changer.

M. C. : Ce qui m’a parfois sidéré, c’est le manque d’empathie pour les victimes. On peut penser ce que l’on veut de l’histoire de Safia Nolin et de Maripier Morin, mais par quelle logique tordue, par quel détournement de sens inouï, Maripier Morin, qui a reconnu l’essentiel de ce qui lui est reproché, est devenue la victime dans cette affaire ? Il y a eu une pétition de 100 000 personnes en moins d’une semaine réclamant « justice pour Maripier Morin »…

C. d. p. : Collectivement, les gens voient une belle animatrice qui montre une facette d’elle qui correspond aux standards acceptés par la société. Ce n’est pas le cas pour Safia. Sa façon de porter des vêtements, son orientation sexuelle sont moins conformes aux normes de la société. Alors on ne la croit pas. Elle a reçu des menaces de mort ! Elle ne se sentait pas en sécurité chez elle. Elle ne se sentait pas en sécurité au Québec ! Je comprends que les gens n’avaient rien à faire cette année, mais qui sont-ils pour juger ce que Safia a vécu ? C’est plus facile de détester ce qu’on ne connaît pas. Parce qu’on fait de la projection. Je te donne un autre exemple : lorsque je suis sortie avec une personne trans, mon Dieu que les gens avaient des choses à dire ! Ils ne pouvaient pas croire que la petite fille qu’ils connaissaient depuis toujours vivait ça. On pourrait en parler longtemps, mais il y a une haine de la femme qui s’exprime là. Plus on est acceptée par la société patriarcale, moins on subit de conséquences.

M. C. : C’est ce qui a permis à Donald Trump de déclarer : « Quand vous êtes une vedette, elles vous laissent faire. Vous pouvez tout faire, [même] les attraper par la chatte. » Et d’être élu président des États-Unis un mois plus tard…

C. d. p. : Des gens comme ça, qui tiennent ce genre de propos en public, ont une influence énorme. Ça réveille d’autres gens qui tiennent le même genre de propos dangereux. C’est ce qui me fait peur. J’adore Occupation double. C’est un reflet de la société. Mais il y a des choses qui s’y disent, parfois, qui peuvent sembler inoffensives, qui vont éveiller et valider chez certains spectateurs des propos similaires. Ça contribue à la culture du viol. On va tout faire pour ne pas donner raison à la victime et la discréditer. C’est pour ça que les victimes n’osent pas toujours parler.

M. C. : Regrettes-tu parfois ta propre prise de parole, deux ans plus tard ?

C. d. p. : Je n’ai jamais regretté aucune prise de position ni coming out. Autant j’ai eu des menaces de toutes sortes, autant il y a eu des gens qui m’ont écrit et qui m’ont parlé dans la rue pour me remercier de prendre la parole, parce qu’ils savent mieux qui ils sont ou parce qu’ils peuvent en parler à leurs parents grâce à moi. Ça vaut plus que tout. Je m’en rends compte aujourd’hui — au début je ne le comprenais pas trop : ça ne sert à rien d’être connue, d’avoir une voix et de ne pas l’utiliser. C’est du gaspillage.