Il y avait un André Gagnon mélancolique. Celui qui a, en quelque sorte, tracé le chemin à la jeune génération actuelle de pianistes, Alexandra Stréliski, Chilly Gonzalez, Jean-Michel Blais.

Il y avait aussi le grandiloquent qui ne reniait pas ses années de conservatoire en offrant Neiges, Le Saint-Laurent ou Mouvements en compagnie d’orchestres imposants.

> Écoutez Neiges

Et puis, il y avait celui qui nageait dans la musique pop comme un poisson dans un lac. Il faut écouter en voiture un jour d’été la pièce Un piano au soleil pour comprendre ça.

> Écoutez Un piano au soleil

André Gagnon était aussi le roi des thèmes musicaux. Avec Des dames de cœur et Les forges du Saint-Maurice, il a composé quelques-unes des plus belles musiques pour notre télé.

Les plus vieux se souviennent sans doute des fabuleuses mélodies interprétées avec Claude Léveillée : Baie des sables, Poisson, Un certain retard (avec la douce voix de Nicole Perrier) et Pour les amants. Un son nouveau qui n’appartenait qu’à nous fut créé par ces deux comparses.

Bizarrement, c’est avec une chanson pop que ce jeune surdoué se fera connaître. Les chemins d’été (Dans ma camaro) le consacreront. Cette chanson composée pour Steve Fiset scellera à tout jamais une grande amitié avec Luc Plamondon, qui signera les paroles de ce tube.

Quand, un jour d’été du début des années 70, Gagnon présentera Luc Plamondon à Renée Claude, naîtra alors l’un des plus beaux trios d’amitié qui soit.

Grand admirateur de Renée Claude, dont il fut le pianiste dans les années 1960 (après sa période avec les Bozos), Gagnon composera pour sa chère amie, en 1974, Chanson pour Renée Claude qui deviendra, lorsque Mouffe y ajoutera sa poésie, Je suis une femme.

 > Écoutez Chanson pour Renée Claude

Sur le disque L’Enamour Le Désamour, le parolier et le compositeur créeront la chanson Nelligan pour l’interprète. Le poète marquera la vie d’André Gagnon de diverses façons (il vivait dans sa demeure, rue Laval), notamment avec le spectacle que Monique Leyrac a consacré à l’auteur de La Romance du vin et à la création de l’opéra romantique Nelligan, en 1990, dont le livret fut écrit par Michel Tremblay.

C’est d’ailleurs à cette occasion que j’ai eu la chance de connaître André Gagnon. Jeune producteur au Centre national des Arts, à Ottawa, j’avais eu l’idée folle de programmer ce spectacle dans la grande salle de l’opéra.

Mes collègues anglophones doutaient du succès. Résultat : des places debout furent vendues à l’arrière.

Lors de la tournée de promotion, j’avais fait part à Gagnon de mon désir de présenter Les Turluteries, un concerto pour piano et orchestre dans la plus pure tradition baroque qu’il avait composé dans les années 1970 à partir de chansons de La Bolduc (il avait utilisé le même procédé pour Mes quatre saisons à partir de chansons de Vigneault, Leclerc, Ferland et Léveillée).

> Écoutez Les jours tranquilles

Emballé par le projet, il proposa, en plus de la présentation de son œuvre qui serait interprétée par lui et l’orchestre du CNA, d’ajouter des solistes. J’ai alors découvert son côté passionné. Jeanne-d’Arc Charlebois, Jim Corcoran (dont il s’était entiché au moment de Nelligan) et Diane Dufresne ont été ajoutés au spectacle.

Je me souviens de Diane Dufresne avec sa redingote fourrée de cuillères en argent qu’elle lançait au public tout en chantant Le sauvage du nord.

Gagnon jubilait. Il était entouré de musique, d’artistes et de gens qu’il aimait. Il était heureux.

> Écoutez Des dames de cœur

On vivait dans le même quartier. Un jour, je suis tombé sur lui. Il traînait des sacs remplis de provisions. J’ai senti que quelque chose n’allait pas. Son regard était fuyant. Je lui ai rappelé qui j’étais et le projet des Turluteries.

Pour se sortir de cette impasse, il a alors prononcé une phrase dont les personnes qui perdent doucement la mémoire ont le secret. « Je te remercie encore pour cela », avait-il dit avant de repartir tranquillement vers le carré Saint-Louis.

Des proches m’ont confirmé plus tard qu’il était malade. Je n’étais pas le seul à le savoir. Son entourage gardait cela pour lui.

Il y a quelques années, un évènement a réuni André Gagnon et Renée Claude, elle aussi atteinte d’une forme d’alzheimer. Les gens présents craignaient une catastrophe. Les deux vieux amis se sont rapprochés l’un de l’autre et, pendant quelques minutes, l’appareil photo de leur mémoire a fait la mise au point sur des souvenirs.

Ce fut un véritable moment de grâce.

Ces dernières années, André Gagnon s’était isolé. Une amie veillait sur lui. Il voyait peu de gens.

Lorsque le claveciniste Jean-Willy Kunz a enregistré Les Turluteries et Mes quatre saisons en 2015, on a fait entendre le disque à André Gagnon. On m’a raconté qu’il écoutait le résultat en boucle et qu’il trouvait cela beau.

> Écoutez Comme en vacances

Il ne se souvenait plus qu’il était à l’origine de l’œuvre.

La mémoire peut tout faire disparaître. L’ingrate. Mais elle ne peut rien contre la beauté.

Merci pour la mélancolie, Monsieur Gagnon. Nous allons en garder un peu, si vous le voulez bien. Et pour le soleil, ne vous gênez pas, vous pouvez nous en laisser beaucoup.