L’intégralité de la musique d’Harmonium a été revisitée et orchestrée par le compositeur et chef d’orchestre Simon Leclerc dans Histoires sans paroles, album double coréalisé par Serge Fiori en vente le 3 décembre. Près de 70 musiciens de l’Orchestre symphonique de Montréal, sous la direction du maestro Leclerc, ont interprété cette trame sonore lumineuse à la Maison symphonique, malgré la pandémie. Entrevue avec deux artistes en communion.

C’était une vaste entreprise, cette relecture de l’œuvre d’Harmonium. Parlez-moi de la naissance de ce projet…

Simon Leclerc (S. L.) : Ça faisait un certain moment que Nicolas [Lemieux, directeur artistique et producteur] avait cette idée de faire la musique d’Harmonium en version symphonique. Ça soulevait plusieurs défis. J’avais l’expérience d’avoir rendu hommage à Harmonium à l’ADISQ. Je voulais éviter toute forme de comparaison. J’ai proposé à Nicolas qu’il n’y ait pas de voix, mais tout de même un chœur et un guitariste. Parce que l’environnement sonore que je voulais proposer aux fans d’Harmonium était tellement différent que je voulais qu’il y ait un truc auquel ils puissent se raccrocher de temps en temps. Un narrateur qui rappelle que c’est tout parti d’une guitare.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LAPRESSE

Serge Fiori

Nicolas Lemieux m’a dit qu’il avait peur, d’abord, de te présenter le projet, Serge, et ensuite de te dire qu’il se ferait sans ta voix…

Serge Fiori (S. F.) : Je n’avais aucun doute que de ne pas mettre de voix était la bonne solution ! La beauté de ce projet-là, et ce que Simon a fait, c’est de trouver le moyen de choisir des instruments solos et de donner à ces mélodies une tout autre ampleur et une autre direction. Avec ses arrangements, je n’entends même plus ça comme mes musiques. C’est sûr que ça me touche parce que ce sont des affaires qui me sont arrivées, mais ce que Simon a fait avec leur redonne vie. En même temps, ça vient sceller quelque chose pour moi.

Ça boucle la boucle ?

S. F. : Il y a eu beaucoup de projets de pop symphonique. Quand Simon a fait l’hommage à l’ADISQ, j’aimais tous les chanteurs qui étaient là, mais c’est en entendant l’intro instrumentale que je me suis dit qu’il fallait que ce soit lui qui le fasse. Personne d’autre ne pouvait le faire. On s’est salués après l’ADISQ et je lui ai dit que j’espérais qu’on se revoie.

Tu as souvent refusé des projets symphoniques inspirés de ta musique ?

S. F. : Tout le temps ! Il y avait toujours quelque chose qui clochait pour moi. Les gens pensent que je suis difficile. Je ne suis pas difficile ! Le timing, les approches, ne me convenaient pas. Cette fois-ci, le timing était parfait. C’est bizarre que ça se fasse pendant la pandémie. Simon a pris le matériel et lui a donné une nouvelle âme, avec 75 musiciens. Je trouve ça magnifique. Extraordinaire.

S. L. : J’ai travaillé là-dessus quatre mois et demi. Le premier mois, je n’ai pas écrit une note. J’ai seulement écouté du Harmonium. Je trouvais important de me plonger dans cet univers pour le comprendre totalement, afin de pouvoir arriver avec une vision, tout en respectant l’œuvre originale. C’était très important pour moi de respecter les idées musicales d’Harmonium et le phrasé de Serge. J’ai mis beaucoup de temps à transcrire musicalement la façon dont Serge chante, pour identifier ce qui serait très beau au hautbois, par exemple, ou à la section de violoncelles.

En écoutant l’album, j’ai tout de suite pensé à une bande sonore de film…

S. L. : C’était le but ! Je voulais aborder ça de manière cinématographique et surtout pas chronologique. C’est trois heures de musique, l’intégrale d’Harmonium. J’ai orchestré chaque pièce en voulant faire quelque chose de nouveau. J’ai développé une espèce de relation schizophrénique dans ma tête avec Serge Fiori alors qu’il n’était pas là ! Je lui parlais tous les jours dans ma tête en me demandant : pourquoi tu fais ça ?

Comment as-tu réagi, Serge, quand tu as entendu les maquettes ?

S. F. : Je suis tombé à terre ! Je savais que c’était ça. Que Simon avait trouvé. J’étais très content de ne pas avoir ça avant. Je comprends le genre de travail que c’est. Je ne voulais rien savoir de tomber dans sa talle ! Amuse-toi ! Trippe ! Parce que si tu fais ça, moi, je vais tripper. J’étais content que ça se fasse comme ça. Quand je l’ai reçu, j’étais complètement obsédé. On s’est beaucoup parlé de l’intention des chansons et Simon a fait d’autres corrections. Au dernier démo, c’était go ! Quand on s’est retrouvés à la Maison symphonique, en septembre, j’en revenais pas ! J’en reviens toujours pas !

S. L. : C’était touchant pour tout le monde. C’était touchant pour toi, Serge, mais c’était touchant pour moi et pour la plupart des musiciens. Quand ils ont su qu’on allait faire ce projet, ils ont dit « Wow ! Quelle bonne idée ! » Tout le monde était touché de faire partie de cette aventure.

PHOTO ALBERT ZABLIT, FOURNIE PAR GSI MUSIQUE.

Nicolas Lemieux, Serge Fiori et Simon Leclerc

Serge, de la manière que tu en parles, j’ai l’impression que c’est comme l’écrivain qui confie son roman à un scénariste pour qu’il en fasse un film. C’est une adaptation de ton œuvre. Tu le perçois comme ça ?

S. F. : C’est exactement ça. Tu peux aussi le voir comme un soundtrack de film. J’ai fait de la musique de film. Je me suis planté souvent [rires] ! Cette fois-ci, il y a tellement d’images qui me sont venues à l’esprit. Et même si c’est moi qui ai écrit la musique, je ne connaissais pas ces images-là. C’est un nouvel univers. Simon adore la musique de Star Wars de John Williams. Et il y a des parallèles à faire dans les intros, les finales. Je ne pensais jamais de ma vie participer à une affaire de même !

S. L. : J’aime ton analogie du romancier et du scénariste. Au début du projet, je suis sûr que je n’étais pas loin de me sentir comme Denis Villeneuve quand on lui a proposé de faire une suite à Blade Runner. Dans le sens que je m’attaquais à quelque chose de gros, de sacré pour les Québécois, d’iconique, de culte. « Fais attention, mon Simon ! » C’est vraiment ce que je me suis dit. Je voulais que ce soit fait avec respect.

S. F. : Je ne sais pas comment tu as fait. Moi, je serais parti en courant ! Je me serais sauvé !

S. L. : Il faut être zen ! Tu sais qu’ils sont des milliers à t’attendre avec une brique et un fanal : « Qu’est-ce que t’as fait à mon Harmonium ? »

De quelle manière es-tu intervenu, Serge ?

S. F. : Il n’y avait pas grand-chose. C’étaient des questions rythmiques. Ma crainte était qu’on fasse du rock’n’roll avec un orchestre symphonique. Ça n’a pas été du tout ça.

S. L. : Ça a donné lieu à de super belles conversations. C’est les moments que je préférais. Quand Serge me challengeait. Avec Pour un instant, il m’a dit : « Peux-tu faire quelque chose de moins cute ? » Certain ! J’avais peut-être été freiné par le respect que je porte à la chanson. Il m’a dit : « Va où t’en as envie ! »

S. F. : Il est arrivé avec du Gershwin ! C’est extraordinaire. Je n’ai plus jamais rejoué cette toune-là en show. C’est cute, mais je ne suis pas capable. J’avais même demandé à Nicolas [Lemieux, le directeur artistique], de ne pas mettre Pour un instant ! [rires]

S. L : Je décide de faire l’intégrale d’Harmonium et il n’y aurait pas Pour un instant ? Il fallait trouver une solution…

Tous les artistes ont un classique qui leur a trop souvent été réclamé par les fans. Pour un instant, c’est la chanson que tu n’es plus capable d’entendre, Serge ?

S. F. : Je ne suis pas capable ! Je rentre dans une pharmacie et ça joue, je sors dehors ! Je n’étais plus capable à la première tournée. Le reste de ce qu’on essayait de faire, ce n’était pas ça. Mais Simon m’est arrivé avec des dissonances, j’ai vu les images d’un film noir et blanc et je suis tombé à terre ! Alors je lui ai donné une liste d’autres tounes auxquelles il pouvait faire ça ! [rires]

Est-ce qu’on sous-estime, Simon, la complexité de cette musique-là ?

S. L. : C’est sûr qu’on sous-estime la pertinence, la profondeur, de cette musique-là. J’ai pu en parler avec Serge. Je sais à quel point ils ont travaillé fort. Ce n’est pas fait sur le coin d’une table dans un Tim Hortons un samedi après-midi. C’est travaillé, c’est fignolé, c’est répété, c’est expérimenté, c’est fouillé, c’est retravaillé. Ils ont vraiment mis beaucoup de cœur et d’énergie dans ces albums-là. C’est indéniable. Juste la recherche de Serge à la guitare à 12 cordes, je trouve ça admirable. C’est beau à voir, des gens qui s’investissent autant dans leur art.

S. F. : Moi, ça me redonne vie. J’essaie de l’expliquer à Simon. Je disais tantôt que ça vient sceller quelque chose. C’est vrai. Mais ça repart autre chose.

Ça te réconcilie d’une certaine manière avec ton œuvre ?

S. F. : Je pense que c’est ça, le mot. Tu l’as trouvé ! [rires] Ça me réconcilie. Il y a eu beaucoup de projets pour faire de nouvelles versions. Je me suis beaucoup mêlé à Seul ensemble [un spectacle du Cirque Éloize inspiré de la musique d’Harmonium]. J’étais avec Louis-Jean [Cormier] et Alex McMahon. On a fait le tour des chansons en se payant la traite. On travaillait avec les pistes originales et on jouait par-dessus. À la fin de Seul ensemble, je me suis dit : « I’m done and I’m going away ! » Mais ce projet arrive et ça me semble être LA réconciliation. Je ne veux pas dire que c’est un point final, ce n’est pas une fin, mais c’est une signature à laquelle jamais je ne me serais attendu. On s’est retrouvés, Simon et moi, pour le mixage et c’était juste du bonheur. La plus belle affaire là-dedans, pour nous deux, c’est la rencontre. C’est très rare d’avoir cette intuition commune en parlant de musique. On voyait les petites erreurs et la beauté à la même place. Ça nous a un peu surpris !

S. L. : Je pense que tous les deux, même si on a des backgrounds bien différents, on est conscients de ce que cette mesure-là, cette phrase-là, cette pièce-là va avoir comme impact. Qu’est-ce que ça nous fait émotivement, spirituellement, physiquement, comme auditeur ? Je pense qu’on a grosso modo la même interprétation des choses.

Serge, tu disais tantôt que certains pensent que tu es difficile. C’est ton aura ? Ton personnage ? Ça vient d’où, à ton avis ?

S. F. : J’en suis le premier surpris. Peut-être parce que j’ai arrêté abruptement la scène. Ça a donné une aura de gars compliqué. Je ne sais pas. Écoute, n’importe qui qui me connaît sait que je ne suis pas du monde ! Je suis fou comme de la marde et je le sais ! Je ne sais pas d’où ça vient. Je n’arrive pas à le décoder, mais je le sens quand je rencontre les gens.

S. L. : Serge, c’est quelqu’un de très authentique, qui va dire spontanément ce qu’il pense. Et on n’est pas dans une ère où c’est le bienvenu. C’est plus difficilement accepté. Tout le monde doit être tellement politically correct. Cette façon simple de dire « je n’aime pas ça » ou « je ne suis pas d’accord avec ça » peut facilement être interprétée comme « c’est quelqu’un de difficile ».

S. F. Je veux juste être là. C’est tout ! Le reste, je ne le contrôle pas. [rires]

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