Il est impossible de transmettre une émotion sans la ressentir soi-même. Il s’agit là de l’un des fondements de l’art du discours, qu’il soit verbal ou musical. Les musiciens qui essaient de manufacturer l’émotion, de fabriquer le sentiment par un calibrage minutieux, mais invariable des intentions musicales sont trop nombreux, mais ils sont vite démasqués.

Les formidables interprètes qui ont célébré Beethoven samedi après-midi à la Maison symphonique dans le cadre du week-end d’ouverture de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) n’ont fort heureusement rien à voir avec cette dernière catégorie. Il suffisait de voir Bernard Labadie surpris par sa propre émotion lors d’un épisode orchestral particulièrement poignant du finale du Concerto pour piano no 4. Ou le jeu du pianiste Charles Richard-Hamelin et du violoniste James Ehnes dans la Sonate pour violon et piano no 7, les deux artistes transmettant la charge émotive de chaque intention musicale avec retenue, mais authenticité dans l’expression.

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Le violoniste canadien James Ehnes et le pianiste montréalais Charles Richard-Hamelin

Il est assez rare qu’un concert symphonique commence par une sonate pour violon et piano. Même divisé en deux pour ces quatre concerts sur trois journées consécutives, l’OSM avait besoin de souffler un peu. La succession d’un duo interprétant une partition tout en dentelles et d’un ensemble somme toute opulent a créé un heureux contraste qui, s’il découle des impératifs sanitaires actuels, serait peut-être à répéter pour varier la routine symphonique.

Charles Richard-Hamelin était l’homme le plus occupé du concert. S’il est rompu aux sonates pour violon et piano de Beethoven puisqu’occupé, ces années-ci, à en graver l’intégrale chez Analekta en compagnie d’Andrew Wan, violon solo à l’OSM, le Concerto no 4 du même compositeur constitue toutefois une entrée récente à son répertoire.

En l’entendant le jouer avec une telle profondeur à 31 ans, on peut se demander quels sommets Charles Richard-Hamelin aura atteints dans 20 ou 30 ans.

Les cadences des premier et troisième mouvements furent jouées avec un extraordinaire engagement, tanguant entre tumulte et tendresse. Penché sur son clavier, comme à l’écoute de chaque marteau du piano, il soignait avec application chaque transition entre le piano et l’orchestre, la sonorité de l’un laissant place à celle de l’autre dans un flot ininterrompu et organique.

Loin d’être en reste, Bernard Labadie a opté pour des tempos plutôt calmes dans les mouvements rapides, ce qui ne l’a pas empêché d’appuyer légèrement sur l’accélérateur à l’occasion, notamment à la toute fin du finale avec un crescendo absolument grisant. Au lieu d’adopter une même pulsation tout au long, il n’hésitait pas à retenir légèrement la bride à certains moments pour mieux fouetter ses troupes l’instant d’après.

La présence en début de concert de James Ehnes, prince du violon canadien, n’a fait qu’ajouter au plaisir des mélomanes. Dans le premier et le dernier mouvement de la Sonate pour violon et piano no 7 de Beethoven, Charles Richard-Hamelin et lui ont dessiné d’effrayants abîmes, mais aussi des havres rassurants. Le mouvement lent a quant à lui été joué avec une émouvante pudeur. Les deux musiciens ont excellé dans l’art de retenir presque imperceptiblement certaines notes, sans tomber dans l’affectation.

Leur palette de couleurs est un autre aspect à souligner. Les deux musiciens ne se contentent pas de faire des piano, des mezzo forte et des fortissimo : ils explorent tout l’univers compris entre chacune des indications dynamiques demandées par le compositeur. Chaque note jouée par le violoniste est un bijou. Un bijou sculpté par une impérieuse nécessité intérieure. Non une savante fabrication.