C’était celle dont avait besoin le rap québécois, c’était celle que j’attendais, oui, c’est du majeur.

Cette artiste dont les premiers échos me faisaient espérer du grand n’a pas déçu, fin mai, en sortant l’album God has nothing to do with this leave him out of it, nommé peu après sur la courte liste du prestigieux prix Polaris du meilleur album canadien de l’année.

J’aurais espéré voir les hommages pleuvoir de partout dans le milieu du rap queb, mais il n’y a eu presque rien, alors que Backxwash est notre Arcade Fire hip-hop, rien de moins, et qu’il est temps de la célébrer à juste titre, ici, chez elle, partout au Québec.

L’album est aussi concis que percutant, les couches d’échantillonnages sont riches et variées, ce qui est l’essence même de la narrativité multiple du rap. On va des boucles de batterie de Led Zeppelin aux chorales d’église, en passant par les pistes vocales de la chanteuse zambienne Angela Nyirenda. La voix unique d’Ozzy Osborne, qui gueule désespérément « Oh no ! Please God help me ! » dès les premières secondes, a tôt fait de prendre l’auditeur aux tripes, nous montons la rivière du doute avec Backxwash, à contre-courant. Puis pleut sa parole qui crie l’horreur et la sorcellerie, l’abjection et la réappropriation de soi par-delà le christianisme colonial.

Son propos oscille entre le désir de vengeance (je vous mangerai la face si vous me testez, rappait-elle déjà sur une pièce de 2018) et l’évocation du pardon en clôture de disque. Cette oscillation est volontaire, la tension et la tentation de résolution l’habitent en parts égales, m’a-t-elle assuré ; sur ce fil se déploie un flow maîtrisé, qui tantôt nous percute d’interjections courtes, puis tout à coup retombe sur ses pattes avec le ressac d’une phrase-fleuve – le backwash, c’est le complément essentiel de l’idée de flow au cœur du rap, son autre ; Backxwash est une magicienne hip-hop.

Je pensais à ce fameux livre, Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, qui a inspiré en grande partie le film Apocalypse Now, dont le mot final – « L’horreur ! » – nous hantera longtemps, et je me disais qu’aujourd’hui, ce genre de récit doit être taxé de racisme par certains, en présentant des terres loin de l’Europe et de l’Amérique comme des territoires sombres.

Backxwash fait précisément la réappropriation que les critiques de ce genre de récit colonial revendiquent. D’une part, la sorcellerie qu’elle met de l’avant dans ses textes est en fait une religiosité traditionnelle non occidentale, qu’on a tassée des récits dominants. D’autre part, ce qu’on nomme « horreur » est un réflexe de rejet de ce que nous croyons loin de nous, mais que nous serons tous tôt ou tard : des cadavres. Accepter cela, c’est accepter la peur qui nous habite, c’est rejeter l’assurance fausse du patriarcat que Backxwash emmerde à répétition, pour plutôt parler l’essentiel langage du manque et du vide.

La livraison rappée de Backxwash est extrêmement violente. Or, en suivant le mot de Frantz Fanon, cette figure majeure du postcolonialisme, la décolonisation et l’affirmation identitaire qui lui sont concomitantes passent justement par la violence. La violence rap de Backxwash est-elle une affirmation identitaire, ai-je demandé à la principale intéressée ? Oui, m’a-t-elle répondu, absolument.

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Au fil de l’écoute de cet album magistral, je voyais des images défiler, un personnage naître, après la traversée du cours d’eau et les tempêtes, la naissance d’une héroïne, ce qui est certainement le récit de tous les récits. « Vous sentez que vous avez perdu un fils, mais gagné une fille », narre en effet la rappeuse trans en fin de parcours. L’auditeur pense aux familles de l’artiste – choisie, biologique, toutes – et à l’avenir radieux qui se profile à son horizon, mais pas pour toujours, c’est bien sûr impossible. En effet, elle évoquait lors de notre conversation une suite, toujours dans le rap-horreur, qu’elle vient de livrer avec l’EP Stigmata, puis éventuellement peut-être quelque chose d’inspiré du zamrock et du blues. Pas de doute, j’ai hâte d’écouter son futur.

Backxwash sera en prestation le 16 août, 19 h, sur la page Facebook de Fierté Montréal, en première partie du concert virtuel d’Adam Lambert.

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Qui est Jérémie McEwen ?

Jérémie McEwen donne depuis 2016 un cours intitulé « Philosophie du hip-hop » au collège Montmorency. Un essai du même nom paraîtra à l’automne aux Éditions XYZ. Chroniqueur philo sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première, il a publié sur le hip-hop dans Nouveau Projet (sur Wu-Tang) et dans Liberté (sur Enima).