(NEW YORK) La musique s’est tue après un crescendo magistral. Yannick Nézet-Séguin est resté un moment immobile, la tête légèrement inclinée vers l’avant, après avoir exhalé un long souffle. Le léger tressaillement de ses épaules trahissait une vive émotion.

Il est resté face à ses musiciens, dos musclé à la foule, plusieurs secondes. Comme si le temps s’était suspendu dans son extase. Comme s’il se recueillait. Comme s’il tentait de se redonner une contenance. Comme s’il savourait une délicieuse victoire, résultat de tant d’efforts. Comme s’il prenait la mesure de cette réussite, en symbiose avec l’Orchestre Métropolitain, « son » orchestre, qui venait d’exécuter avec brio l’œuvre exigeante, pour ne pas dire casse-gueule, qu’est la Symphonie no 4 de Bruckner. En rentrant dans la cour des grands.

PHOTO FRANÇOIS GOUPIL, FOURNIE PAR L'OM

Yannick Nézet-Séguin

Dans la salle mythique de Carnegie Hall, où résonne le moindre toussotement, ce silence momentané fut d’or. Puis soudainement, les applaudissements ont fusé du parterre jusqu’à la dernière corbeille. L’ovation a duré de nombreuses minutes. Le maestro a fixé du regard le balcon, la main sur le cœur, prenant de grandes respirations. Il a enlacé Yukari Cousineau, violon solo, puis s’est dirigé vers les autres pupitres de l’orchestre, baignant parmi les siens.

Je vous connais. Je suis si chanceux de me sentir adopté comme New-Yorkais. L’émotion est très forte. Je suis le directeur artistique de cet orchestre depuis 20 ans !

Yannick Nézet-Séguin, au public présent du Carnegie Hall

Avant la pièce de résistance du compositeur autrichien Anton Bruckner, véritable morceau de bravoure, le troisième concert de la première tournée américaine de l’OM avait commencé comme les précédents, par trois extraits de La clémence de Titus de Mozart, interprétés par la mezzo-soprano Joyce DiDonato.

Joueuse et en voix, Joyce DiDonato a chanté les deux premières arias accompagnée par le clarinettiste solo de l’OM, Simon Aldrich. Puis le troisième extrait s’est joué avec toutes les cordes de l’art lyrique, avec un faux jeu de séduction et force clins d’œil complices de la chanteuse à son ami Nézet-Séguin. Elle dans une longue robe rouge, lui portant une élégante chemise blanche, dessinée comme tous les costumes de l’orchestre par Marie Saint Pierre (qui faisait partie des dignitaires, hier). Une entrée en matière absolument charmante pour l’amateur d’opéra que je suis.

Mais c’est avec la quatrième de Bruckner, dite « Romantique » – un pléonasme selon les experts –, que l’Orchestre Métropolitain a pu faire la démonstration de tout son savoir-faire. Sous la direction dynamique et précise de Nézet-Séguin, les musiciens ont fait corps, faisant vibrer Carnegie Hall, dont l’acoustique est remarquable. Et réussissant parfois ce que je n’osais plus espérer, c’est-à-dire réduire à néant les expectorations vives de ma deuxième voisine de siège.

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La mezzo-soprano Joyce DiDonato

En guise de « mignardise », afin de remercier les spectateurs pour leur écoute et la chaleur de leur accueil, le chef a proposé au rappel les dernières mesures du Poème, pièce de 1939 de la compositrice montréalaise Violet Archer. En soulignant l’importance de la place que l’OM fait à la fois à la musique montréalaise, québécoise et canadienne, ainsi qu’aux femmes, qui sont majoritaires au sein de l’orchestre. « Avec tout notre amour », a-t-il précisé. On sentait que c’était sincère.

Pendant la répétition générale, en début de soirée, on sentait la fébrilité chez les musiciens. « Tripez ! Tripez pour vous et tripez pour nous tous ! », leur a dit Nézet-Séguin. « C’est une salle qui redonne beaucoup de qualité sonore. Jouez avec chaleur. N’essayez pas de contrer les textures de la salle. » Ils ont suivi son conseil. Des sourires francs se lisaient sur leurs visages au terme du concert. La marque indéniable du plaisir partagé et contagieux.

Yannick Nézet-Séguin est la « coqueluche de la côte Est » (the celebrity toast of the East Coast), comme l’a surnommé dans une critique dithyrambique le journaliste de la Chicago Classical Review, au lendemain du premier concert de la tournée américaine de l’OM au Symphony Center de Chicago, mardi.

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L’ovation a duré de nombreuses minutes

« On comprend le sort que “Yannick” a jeté aux publics (et la presse musicale) de ses villes d’accueil professionnelles », écrit le média spécialisé, en précisant que Nézet-Séguin est à la hauteur des attentes. « Il dirige avec un style alerte et fougueux, sans être criard ni ostentatoire, mais toujours au service de la musique. »

Le Montréalais dirige depuis l’an dernier le Metropolitan Opera, la plus importante institution consacrée aux arts de la scène aux États-Unis, avec ses quelque 1200 employés et un budget de 312 millions US. Vendredi après-midi, ils étaient une trentaine de Québécois à visiter les coulisses du célèbre édifice. Des « amis de l’OM » qui ont accompagné l’orchestre en tournée à Chicago, New York et, ce samedi, Philadelphie. La dame qui s’occupait de leur accueil au Met, aux airs de Castafiore, semblait dépassée par leur enthousiasme…

Nézet-Séguin a depuis peu élu domicile non loin de son bureau au Met, qu’il a modernisé et mis au goût du jour l’an dernier – avec l’aide de son amoureux, Pierre Tourville – après le départ hâtif de son prédécesseur James Levine, accusé d’inconduite sexuelle. Le jeune maestro a notamment fait disparaître les grandes étagères qui barraient la lumière du jour devant les fenêtres. Une nouvelle ère pouvait commencer.

L’école des fans

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À la Robert F. Wagner Middle School, cinq musiciens de l’OM sont venus jouer devant une quarantaine d’élèves de 6e année.

Vendredi matin à la Robert F. Wagner Middle School, une école publique aux murs défraîchis de l’Upper East Side, une quarantaine d’élèves de 6e année, filles et garçons de 11 et 12 ans à l’image du New York multiethnique, ont écouté sagement cinq musiciens de l’OM jouer et parler pendant près d’une heure. J’ai visité bien des classes du primaire. Je n’ai jamais vu un groupe aussi discipliné.

Ces jeunes musiciens en herbe semblaient médusés par le quintette à vent venu leur rendre visite. Il faut dire que les musiciens de l’OM sont rompus à cet exercice pédagogique, qu’ils rendent ludique et captivant. Ils ont le bon ton, ils sont drôles, archi sympathiques et surtout, ils savent jouer.

Le premier clarinettiste de l’Orchestre Métropolitain, Simon Aldrich, a interprété un court extrait de Pierre et le loup de Prokofiev. Chaque musicien a fait de même, tour à tour, laissant deviner aux enfants le personnage qu’ils interprètent. Jocelyne Roy à la flûte, Gabrièle Dostie-Poirier au basson, Marjorie Tremblay au hautbois. Simon Bourget, au cor, a joué un autre air connu. « C’est Star Wars ! », a soufflé pour lui-même mon jeune voisin de siège.

Un jeune public subjugué. Des visages d’enfants qui s’illuminent. Une fille qui se tourne vers sa voisine, les yeux écarquillés, le sourire stupéfait, impressionnée par la virtuosité, l’entrain et la vitesse d’exécution de ces musiciens professionnels. Les morceaux choisis du compositeur Jacques Ibert étaient particulièrement vifs. « Ce n’est pas le deuxième mouvement de la quatrième de Bruckner ! », m’a dit Simon Bourget après l’activité. Le jeune corniste avait bien hâte de découvrir Carnegie Hall, lui qui a intégré l’OM peu avant sa première tournée internationale, en Europe, en 2017.

« Est-ce que vous jouez d’autres instruments ? » « Combien êtes-vous dans votre orchestre ? » « Venez-vous de différents pays ? » Toutes les questions étaient pertinentes. 

Le jeune Alex, polyglotte, avait préparé une question en français, mais il n’a pas le courage de la poser dans la langue de Ravel.

Laura Eaton, la responsable des programmes éducatifs de l’OM – qui a notamment un partenariat avec la Commission scolaire de Montréal depuis dix ans – semblait comme moi impressionnée par le sérieux des enfants. « Vous êtes tombés sur notre meilleur groupe. Disons que l’horaire a joué en votre faveur ! », nous a avoué leur enseignante, le sourire en coin.