J’étais assis à la cafétéria de Radio-Canada devant Serge Bouchard. Nous étions séparés par un restant de frites qui refroidissaient à vitesse grand V, alors que je discutais avec les deux autres membres de l’équipe de l’émission C’est fou, Jean-Philippe Pleau et Mathieu Fournier, de la suite que prendrait la carrière de Loud.

Pourra-t-il rapper éternellement la légèreté, ou devra-t-il se renouveler ? Soudain, j’ai eu envie que le patriarche participe à l’échange. Vous pensez quoi de Loud, Serge ? Il m’a répondu par une autre question : que signifie le mot « rap » ?

Je lui ai expliqué que c’était un acronyme, pour rhythm and poetry. Je lui ai parlé du groupe The Last Poets qui, dès 1970, scandait ses poèmes engagés sur des instrumentations dénudées, un bongo ou deux sans plus, et qui se référait constamment à son territoire, autour de la 125Rue dans Harlem, où il croisait à moment donné… « un crocodile », a enchaîné Serge. Je n’avais rien à ajouter, il avait compris.

0:00
 
0:00
 

Akena Okoko, aussi connu sous le nom de KNLO du groupe Alaclair Ensemble, poursuit en ligne droite avec ces pionniers poètes d’il y a 50 ans dans son premier livre, intitulé Sainte-Foy. Son territoire : le côté ouest de Québec.

En lisant ses textes, qu’il préfère qualifier de courtes nouvelles plutôt que de poèmes, je plongeais dans son enfance.

J’avais Google Maps ouvert pendant que je lisais, pour voir les rues citées, les édifices nommés, et je me suis dit que la prochaine fois, en sortant du pont Pierre-Laporte, je ferais un arrêt, avant d’entrer en ville, pour bien m’immerger dans le quartier d’où vient celui qui est devenu, depuis 10 ans, un des acteurs les plus importants du hip-hop québécois. La poésie, qui est certainement l’âme du hip-hop, est une expérience de plongée, et non de réflexion, selon Gaston Bachelard (1884-1962) qui dans L’eau et les rêves résume la chose ainsi : « qui se baigne, ne se reflète pas ». Il faut se lancer complètement, sans réflexion excessive, sinon c’est foutu.

Ce court recueil nous amène plusieurs fois à l’église, dont celle du centre-ville où sa famille n’est plus retournée après que son père a lu à haute voix sans la permission du pasteur le discours du roi des Belges Léopold II aux missionnaires du Congo. La foi, sainte hors des murs institutionnels, la police, le basketball, le racisme, la famille, sans oublier le hip-hop des années 90 : « chroniques bas-canadiennes », résume Okoko.

Quand il rappe, KNLO donne constamment l’impression de vouloir faire pousser la pensée positive. Au tournant de 2010, il semblait sortir un album tous les deux mois, et quand je l’ai joint au téléphone dans Limoilou, où il habite aujourd’hui, il acquiesçait au fait que sa productivité était un moyen de rester sur la bonne voie, étant aujourd’hui lui-même père de famille. Jeune, raconte-t-il dans ses nouvelles qui flirtent avec la mélancolie et qui nuancent sa personnalité musicale du tout-positif, cela se manifestait par un régime d’entraînement presque militaire au basket, alors que le terrain servait plutôt à plusieurs comme prétexte pour faire la fête. Mais le basket s’est soldé par un échec.

Cette idée d’échec et d’obstacles à surmonter est partout dans le livre, avec un accent mis autour des skinheads territoriaux, des bouncers du Dagobert et du divorce de ses parents.

« Il faut que je fasse un shout out à Neil Bissoondath », son prof de création littéraire à l’époque, qui lui a appris à ne pas trop penser en écrivant. L’écriture de ce livre lui a permis de « déposer l’histoire », alors que dans la musique, « on cherche le rêve », ce qui est considérablement plus compliqué, à en croire Okoko. Je dirais que son rêve n’en est que plus clair et accessible, les pistes étant moins brouillées par les couches successives de jargon qui font d’ailleurs la réputation d’Alaclair Ensemble. Il chronique une époque du rap québécois, comme l’a fait avant lui Webster, dans À l’ombre des feuilles dans une forme plus didactique, et il parle aussi pertinemment d’immigration, tiens donc comme c’est à propos ces jours-ci, et de migration aussi, entre Québec et Montréal où il a temporairement habité. Montréal, c’est où il s’est senti pour la première fois comme « un gars de région », transitant par le 400, rue Dowd, au centre-ville, lieu phare de rencontre du rap québécois de l’époque.

Dans le documentaire sur Quincy Jones sorti l’an dernier sur Netflix, le réalisateur légendaire demande à Kendrick Lamar où est né le hip-hop. Lamar répond que pour lui, bien sûr, c’est né dans le Bronx. Jones lui répond alors la chose suivante : non, c’est né en Afrique, avec les tambours. Quand on pose la question à savoir où est né ce hip-hop québécois qui ébranle les colonnes de l’industrie musicale québécoise ces jours-ci, il faudra dorénavant aussi nommer Sainte-Foy.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS DE TA MÈRE

Sainte-Foy, d’Akena Okoko, Les éditions de Ta Mère. 72 pages.

Qui est Jérémie McEwen ?

Jérémie McEwen donne depuis 2016 un cours intitulé « Philosophie du hip-hop » 
au collège Montmorency. Un essai du même nom est paru cet automne aux Éditions XYZ. Chroniqueur philo sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première, il a publié sur
le hip-hop dans Nouveau Projet (sur Wu-Tang) 
et dans Liberté (sur Enima).