C’est pourri, c’est génial : peu importe. Les critiques du nouvel album de Kanye West, Jesus Is King, vont dans tous les sens. 

L’âge d’or de sa créativité, dont le sommet serait à trouver dans l’album My Beautiful Dark Twisted Fantasy (2010), est loin derrière lui, pour les uns, alors qu’il serait toujours un visionnaire pour les autres, sachant encore repousser les limites de ce que nous comprenons comme étant l’essence même du hip-hop. Ultimement, toutefois, ce genre de débat n’a absolument aucune importance vis-à-vis du poids culturel énorme et indéniable de l’artiste qui, depuis 15 ans, mobilise une attention médiatique et politique hors pair chaque fois qu’il ouvre la bouche. Obama a été surpris à le traiter de crétin, Trump l’aime bien, et si tout se passe comme il l’espère, il deviendra lui-même président en 2024. Quel fascinant pays.

Campé dans son ranch au Wyoming, West semble embrasser une vieille idée de l’Amérique comme mission judéo-chrétienne colonisatrice inachevée. La religion demeure l’enjeu le plus pressant, partout sur le continent, particulièrement depuis 2001, donne-t-il l’impression de crier. Je le rappelle, c’est seulement trois ans après le grand tournant historique ouvrant le millénaire américain que le rappeur faisait paraître Jesus Walks, son premier hit, qui traçait déjà le chemin qu’il prendrait, tout au long de sa carrière. Dès les premiers mots de cette pièce capitale, la thématique par excellence de saint Augustin (354-430) est mise de l’avant : « Vous savez comment est le Midwest ? Jeune et inquiet. » 

L’inquiétude (restlessness), par où le repos terrestre est quelque chose d’impossible à atteindre, pousse le chrétien à louanger Dieu, dans lequel il espère un jour trouver le repos éternel, par la grâce divine, et non par sa propre volonté. Cette inquiétude incertaine d’obtenir réponse se trouve dans le cœur, et non dans l’esprit, pour l’auteur des Confessions comme pour West, chez qui la raison semble être un leurre lustré surajouté à sa nature profonde.

Avec son tube de 2004, un changement de paradigme s’opérait dans le hip-hop. Pendant les années 80 et 90, plusieurs rappeurs épousaient diverses ramifications de l’islam, comme la Five Percent Nation et la Nation of Islam, dans une religiosité rebelle animée par une contestation du statu quo. C’était présent chez Wu-Tang Clan, Rakim et Public Enemy, entre autres. Post-11-Septembre, la religiosité hip-hop, via Kanye West, ne chercherait plus à contester l’ordre américain des choses, mais plutôt à s’y marier, puis à en prendre le contrôle, carrément.

Le rappeur récemment born-again exige une dévotion complète, de lui-même et de ses fidèles. Et s’il se présente vraiment un jour à la présidentielle, il faudra urgemment relire Margaret Atwood, pour bien comprendre le risque politique que comporte celui qui demandait à ses collaborateurs de jeûner et de s’abstenir de sexe prémarital pendant qu’ils travaillaient sur son disque. 

Quand il fait des affirmations à l’emporte-pièce sur l’esclavage ou sur la grandeur du président actuel et son « énergie de dragon », il refuse longtemps de s’expliquer clairement, laissant la controverse grandir tout en se refermant comme une huître devant ses intervieweurs. 

C’est le cas, par exemple, d’une entrevue récente sur Netflix avec David Letterman, où l’animateur vedette finit par lui faire la leçon sur #metoo alors que le rappeur sourit en ne disant pratiquement rien. À l’inverse, il parle parfois interminablement, quand l’intervieweur demeure dans la posture du fan tout du long, comme dans les deux longues heures d’entretien avec Zane Lowe rendues disponibles sur iTunes quelques heures avant l’album, vendredi dernier. 

West épouse ainsi la façon de faire des théologiens, aux raisonnements circulaires qui fâchent les athées tout autant qu’ils envoûtent les croyants. Cette idée de cercle, d’ailleurs, est partout dans son film, également sorti avec l’album, un court métrage expérimental de 35 minutes en IMAX où le public est invité à entrer dans l’antre de sa création dévote, où il semble ruminer, ressasser, tourner en rond d’un point de vue harmonique, pour finalement pondre des phrases musicales qui collent dans le cerveau comme le refrain d’un sermon de Martin Luther King.

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L’idée de roi est partout dans l’histoire du hip-hop. Elle a été cristallisée il y a longtemps par Run-DMC, dont les membres se présentaient comme les « kings of rock », puis elle a gagné tranquillement en profondeur chez Queen Latifah, et parallèlement aussi via le symbole de la couronne dans le graffiti et dans l’art pictural de Jean-Michel Basquiat, jusqu’à atteindre son paroxysme en 1996 avec Tupac Shakur, qui adoptait le surnom Makaveli après sa lecture du Prince

Bien plus que dans l’idée de roi collée à Elvis ou à Michael Jackson, le hip-hop a toujours incarné cette lutte pour le pouvoir, dans une refonte des idéaux issus de la lutte pour les droits civiques des années 60, réalisme politique en sus. Jesus Is King représente un nouveau jalon dans ce développement philosophique : aux États-Unis, il n’y aura jamais de roi parce que Jésus est le seul roi possible, tel qu’inscrit dans le serment d’allégeance au drapeau américain, récité à la petite école par les enfants dans tout le pays : one nation, under God.

Depuis un an et demi, quand je discute de Kanye West, mes interlocuteurs aiment beaucoup le réduire à son diagnostic de bipolarité. J’ai entendu la phrase « pauvre Kanye » très souvent. Je ne comprends pas. Comment serait-il permis de discréditer quelqu’un sur la base d’un état de santé, quand ça nous arrange ? N’est-ce pas terriblement hypocrite, et contraire à toute la tendance à la volonté de compréhension empathique qui sous-tend aussi notre époque ? Cessons de traiter les gens de fous, quand, en fait, on n’a simplement pas envie de comprendre notre temps.