Demandez à 35 personnes de 18 ans quelle est la valeur qui leur tient le plus à cœur. Si mes 10 ans d’expérience en enseignement collégial disent vrai, une bonne proportion d’entre eux vous répondront le respect. Il faut se montrer courtois envers les opinions d’autrui, elles ont le droit d’exister, personne ne peut s’imposer aux autres, vous connaissez la chanson. 

J’ai longtemps été dérangé par cela. Ça me semblait bien peu ambitieux comme vision du monde, comme ciment social ; la pâte de nos vies publiques ne pouvait se résumer, me disais-je en somme, au degré zéro de l’interaction avec un inconnu. Le problème, c’est qu’attaquer cette valeur frontalement est un non-sens total. 

C’est en revisitant l’album The Miseducation of Lauryn Hill que j’ai trouvé le moyen d’exprimer mes intuitions efficacement sur la question. Dans la chanson d’amour Doo Wop (That Thing), un classique parmi les classiques, la rappeuse dit cette phrase toute simple : Respect is just a minimum.

Je m’arrête aujourd’hui sur ces paroles dans mes cours, et j’insiste pour dire que respecter, ça devient beaucoup trop souvent un prétexte vertueux pour donner toute la place à une indifférence des plus totales. Respecter, dans l’atomisation sociale indéniable des démocraties occidentales, signifie justement ne pas vouloir du tout comprendre qui est l’autre, mais, en lieu et place, simplement lui donner le droit d’exister « à un bras de distance ». En somme : tu es là, tu as le droit d’être là, mais ne me raconte pas ta vie. Alors, le respect devient synonyme d’un relativisme complet, par où le sain investissement de l’espace public, empreint d’une empathie si vitale à la pérennité de nos institutions, s’effrite.

Je me souviendrai du regard de cette étudiante toute ma vie : c’est comme si, pour la première fois, quand j’enseignais ces choses, une leçon de philosophie l’atteignait vraiment, ce n’était plus théorique du tout, c’était sa vie même. Le « par cœur » sur Kant prenait enfin le bord, l’adulation stérile de Platon chez les profs traditionalistes prenait finalement son trou et il se passait quelque chose, là, en direct, live

Je n’ai rien contre Platon, je l’enseigne aussi en parallèle à Ms. Lauryn Hill, à savoir l’idée que l’amour permet de transcender la sphère humaine d’une justice trop faillible. Mais de plus en plus, je vois le hip-hop non pas comme un prétexte pour enseigner les grands penseurs, mais comme le pendant moderne de ces grandes idées, d’égal à égal. 

Le traditionalisme dans l’enseignement de la philosophie au collégial est un cul-de-sac voué à l’échec parce que la philosophie n’est pas là pour donner des leçons à qui que ce soit, elle est là pour résonner au fond du cœur de ceux qui suivent ces cours.

Le titre de l’album, Miseducation..., c’est bien connu, est inspiré à la fois de The Education of Sonny Carson, livre autobiographique de 1972 devenu film en 1974, et de The Mis-Education of the Negro, essai de Carter Godwin Woodson de 1933. 

Sonny Carson était un jeune homme brillant, il pétait des scores dans tous ses cours ; seulement, il a été malchanceux un certain soir, il s’est fait pincer en train de voler quelques sous dans un dépanneur. Ça l’a mis en déroute : incarcération, vie de gang, puis tout un monde autour de lui qui regardait la caravane passer, le cerveau gelé, au lieu de vraiment participer au monde commun. 

Pendant une scène mémorable du film, quelques jeunes gens discutent de ce qu’ils veulent faire quand ils seront grands. La question à elle seule semble surréaliste, tellement ils sont englués dans la misère. Un jeune homme s’exclame, en faisant traîner ses mots dans un nuage d’ivresse : « Je serai le capitaine… Je vais naviguer autour du monde et je ne reviendrai pas… Je suis le capitaine, oui, je le peux ! »

Sur l’album de Hill, cette idée trouve justement écho. Il y est longuement question de Zion, un mot qui ne doit pas faire l’objet d’une lecture courte et strictement religieuse au sens propre. Hill parle, elle aussi, de ce lieu où on est maître de soi, non pas dans l’isolement atomisé, mais dans l’assurance de ses propres choix et de leur impact positif sur le monde, tirant l’humanité vers le haut.

Le système d’éducation américain, clame quant à lui l’essai de Woodson, endoctrine les Afro-Américains davantage qu’il ne les éduque. Il faut faire les choses par soi-même, écrit-il, en ne cherchant l’approbation de personne. Autrement, on tombe dans ce que le sociologue W.E.B. DuBois appelle la « double conscience », par où l’opprimé voit toutes ses actions et ses pensées via par le prisme du jugement de l’oppresseur. Une mauvaise éducation, en ce sens, c’est une éducation par laquelle la tradition vernaculaire, propre à une population, est mise de côté au profit des seuls canons reconnus par ceux qui tirent les ficelles du jeu politique. 

Le hip-hop, à mon sens, permet d’espérer éviter cet écueil de la mauvaise éducation.

Ms. Lauryn Hill est en concert à la Place Bell demain dans le cadre du festival lavallois LVL UP