Dans trois jours, Kent Nagano donnera le coup d’envoi de son ultime saison à l’OSM, porté par l’air de Babi Yar de Chostakovitch. Après 14 ans à la tête de l’institution, il laisse à ceux qui l’ont côtoyé, comme à l’ensemble des Montréalais, l’image d’un chef d’orchestre plutôt introverti, mais d’une insatiable curiosité envers le genre humain.

De fils de fermier à ambassadeur de la musique

Un peu plus de 1600 âmes peuplent le village californien de Morro Bay lorsque Kent Nagano vient au monde, au début des années 50. Juchée au bord de l’océan Pacifique, la petite communauté agricole est la terre d’accueil de nombreux immigrés venus travailler cette terre fertile, comme les grands-parents de Kent Nagano qui ont quitté le Japon tout juste avant la Première Guerre mondiale.

Assis dans sa loge de la Maison symphonique, le maestro décrit avec précision le paysage de son enfance qui est encore aujourd’hui une immense source de joie et d’inspiration pour lui. « J’ai eu la chance de coexister avec la nature pure. Notre ferme était à la confluence de deux fleuves qui se jetaient dans l’océan. Enfant, j’ai beaucoup joué à construire des canots avec mes amis au pied des montagnes de granite et au cœur d’une forêt très dense de séquoias. La nature était une source d’inspiration constante. Et la seconde était la musique », note Kent Nagano qui, au lieu de donner un coup de main dans les champs d’artichauts, de laitues et de fraises de ses parents, préférait s’exercer au piano.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Kent Nagano s’amuse dans les rues de Montréal.

Que ce soit aux côtés de sa mère ou sur le tracteur de son père à écouter le Metropolitan Opera, Kent Nagano est très vite immergé dans la musique classique chérie par ses parents, des intellectuels qui travaillent la terre.

« Ma mère était pianiste et a initié toute la famille. La musique à la maison était un moyen de passer du temps ensemble. Nos amis dans cette communauté d’immigration venaient d’Italie, de France, de Suisse, d’Allemagne, du Portugal, d’Iran, etc. Quand on se visitait les uns les autres, on visitait également leur pays musicalement », se souvient le maestro Nagano.

Un professeur marquant

Mais c’est l’arrivée de Wachtang Korisheli à Morro Bay qui va le plus chambouler la vie de Kent Nagano ainsi que celles de dizaines de jeunes du petit village californien, destinés jusque-là à devenir agriculteurs, éleveurs de bétail ou pêcheurs. Le vieux professeur d’origine géorgienne, qui a fui la Seconde Guerre mondiale, débarque ainsi pour enseigner la musique, former un orchestre et un chœur avec les enfants du village.

À l’exception de Kent Nagano et de quelques autres de ses camarades, très peu de ces jeunes sont devenus musiciens. Mais tous ont embrassé une fructueuse carrière loin du travail de la terre.

« Chaque cours était un grand voyage. Je suis allé à Salzbourg pour visiter Mozart, à Vienne découvrir Beethoven, à Paris pour côtoyer Fauré. Il stimulait notre imagination tout en nous enseignant la technique pure. À travers lui, on a visité toutes les grandes villes du monde, et on n’était pas frustrés d’être dans notre petit village », confie Kent Nagano, qui a passé la majeure partie de son temps avec son professeur à apprendre le solfège, mais aussi à étudier l’histoire et la philosophie dès l’âge de 10 ans.

« Je me suis rendu compte plus tard de la chance qu’on a eue », note le chef d’orchestre à propos de son professeur mort il y a deux ans.

Grâce à lui, on a eu de vraies options pour quitter le village et poursuivre des rêves différents. Presque tous les jeunes de son orchestre sont allés à l’université et ils se sont presque tous démarqués dans leur domaine respectif.

Kent Nagano, à propos d’un professeur qui l’a marqué

« Nous n’étions pas plus intelligents ou doués que les autres, mais la discipline de la musique nous a permis de suivre d’autres voies. Les autres jeunes sont pour la plupart restés au village. La plus belle chose qu’on peut offrir à nos enfants, ce sont des choix », résume Kent Nagano.

Plusieurs rêves

Gorgé d’ambition, Nagano décide de poursuivre plusieurs rêves à la fois. Alors qu’il décroche son diplôme en musique, il se lance également dans des études de sociologie et de droit. « C’était la fin de la guerre du Viêtnam. Il y avait une sorte de crise sociale aux États-Unis et beaucoup de discussions autour de la moralité des guerres. Parallèlement, c’était le scandale du Watergate de Richard Nixon. J’avais 17-18 ans, et je me suis dit que j’aimerais mener une carrière diplomatique. J’ai eu mon diplôme en droit, j’ai poursuivi une autre année et j’ai abandonné », explique Kent Nagano, devenu désabusé par la profession d’avocat, mais surtout courtisé par l’Opéra de Boston pour devenir chef assistant de Seiji Ozawa. Bien qu’il ait toujours rêvé de devenir compositeur, Kent Nagano va plutôt emprunter le chemin de la direction d’orchestre.

« J’ai graduellement senti que je n’étais pas assez doué. Il faut être honnête avec soi-même. J’ai toujours eu de bonnes notes dans mes cours, mais je n’avais pas forcément quelque chose de différent à dire, une syntaxe originale. Ma manière d’écrire la musique était plus imitative. Il y avait beaucoup de bons compositeurs baroques, mais il n’y a eu qu’un Jean-Sébastien Bach ! », s’amuse Kent Nagano. « Ç’aura été un long processus, mais j’ai décidé de continuer la composition pour moi-même. Ma fille va terminer ses études l’an prochain et je vais sûrement lui écrire une œuvre, juste pour elle, personne d’autre ! », confie le maestro Nagano.

Un chef bien de son temps

En quête d’un successeur à Charles Dutoit, Madeleine Careau, directrice générale de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), et son comité jettent leur dévolu sur Kent Nagano en 2006, au terme d’un long processus de recrutement.

Directeur musical de l’Opéra de Lyon puis chef d’orchestre à Manchester et à Berlin, Nagano a tout ce que l’OSM cherche au début du troisième millénaire. « Il avait la tête de Montréal : cool, cheveux longs, un Nord-Américain né à San Francisco, donc pas trop américain, avec une culture européenne et issu de l’immigration. Il aurait pu être le portrait-robot du Montréalais type ! », se souvient Madeleine Careau, qui n’a pas hésité à aller à Paris pour évaluer ses chances de le recruter. 

« Il est arrivé au restaurant main dans la main avec sa femme Mari. Ils venaient de célébrer la fête de leur fille Karin. Il m’a tout de suite dit que c’était un rêve pour lui de travailler à l’OSM. »

PHOTO DAVID PAUL MORRIS, POUR LA PRESSE

Kent Nagano pose devant le Golden Gate
 à San Francisco, en Californie, en août 2006.

La musique aux enfants

Au terme des 14 années qu’elle aura passées aux côtés du chef d’orchestre, après avoir offert une Maison symphonique et un orgue aux Montréalais, mais aussi fait une tournée dans le Grand Nord, Madeleine Careau estime que l’ouverture de La musique aux enfants, projet pilote inauguré à l’école publique Saint-Rémi, à Montréal-Nord, en 2016, reste la réalisation la plus représentative de la vraie nature du maestro Nagano.

« Dès nos premières conversations en 2002, il m’avait parlé de son enfance et voulait à son tour faire la différence auprès des enfants de Montréal. On a beaucoup discuté, cherché quoi faire. En 2008, on est allés jouer à Montréal-Nord après l’épisode malheureux du jeune Fredy Villanueva. En revenant, il m’a dit : “Voilà, Madeleine, on va ouvrir une école là-bas” », se souvient Madeleine Careau.

Il aura fallu huit ans pour mettre sur pied La musique aux enfants, un projet entièrement financé par des fonds privés. « C’est le legs qu’il va laisser à la communauté, sorti de sa pensée. C’est un des très beaux moments. C’est comme s’il s’était permis de redonner à des enfants ce que lui-même avait reçu à l’époque. Le jour de l’inauguration, en 2016, c’était très émouvant. C’était autant personnel que professionnel. Il avait arrêté de parler, il avait fondu en larmes, incapable de finir son discours. On n’en revenait pas ! », se rappelle, encore émue, la directrice générale de l’OSM, peu habituée aux débordements d’émotion de la part du maestro Nagano.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Répétition du spectacle de Fred Pellerin avec l’OSM
 en décembre 2018

Pour Madeleine Careau, c’est la curiosité de Kent Nagano pour les autres qui le distingue particulièrement. Amateur de sociologie, le maestro avait déjà tout lu sur le Québec et son histoire avant même de poser ses valises à Montréal. Il n’a jamais cessé d’essayer de percer le mystère de son peuple d’adoption, que ce soit à travers une tournée dans le nord de la province en 2018, à la rencontre des nations autochtones, ou à travers le mariage de l’OSM avec le folklore des contes de Fred Pellerin.

On a fait de profondes incursions dans l’imaginaire québécois, que ce soit avec Fred Pellerin, un hommage au Canadien de Montréal ou encore avec David Suzuki. On est allés plus profondément dans le tissu sociologique québécois et ç’a été extraordinaire.

Madeleine Careau, directrice générale de l’OSM

Assistant personnel du maestro Nagano pendant deux ans, Marc Wieser se souviendra toujours de sa tournée dans le Nord québécois, l’an dernier, aux côtés de Kent Nagano.

« J’ai accompagné maestro en tant que chef de projet. Voir l’orchestre et maestro connecter avec les gens de cette manière était incroyable ! », se rappelle l’ancien assistant du chef d’orchestre, qui a pris du galon depuis que Kent Nagano lui a confié de nouvelles responsabilités au sein de l’OSM.

« On a une relation de confiance. En tant qu’assistant, je faisais partie de sa garde rapprochée. C’est un être humain très intéressant, plein de contrastes dans sa personnalité. Il est gentil. Il n’est pas le maestro tyran de la vieille garde. Il veut que les gens l’aiment. Mais il ne fait aucun compromis sur la qualité de son travail », note Marc Wieser, pour qui Kent Nagano reste un modèle de persévérance.

À maintes reprises, il m’a prouvé que j’avais tort de penser que quelque chose était impossible. On a toujours été capables de le réaliser ! Que ce soit une question d’argent, de temps ou de capacité artistique, il sait trouver les bonnes personnes pour que ça fonctionne. C’est une grande leçon de vie, je pense.

Marc Wieser, ancien assistant de Kent Nagano

Premier violon de l’OSM, Andrew Wan aura passé 12 années sous la direction du maestro Nagano. Pour lui, ce qui caractérise le mieux le chef d’orchestre, c’est sa patience et la chaleur dont il fait preuve envers les musiciens qu’il dirige.

« Il y a quelques semaines encore, on était au bal de collecte de fonds de l’OSM et on devait jouer une pièce assez difficile de Strauss avec un solo de violon. Tout au long de la journée, je lui ai demandé de le pratiquer ensemble. Je me sentais assez à l’aise pour lui demander cela. Il m’a tout de suite rassuré en me disant qu’il avait connu la même chose au piano avec une œuvre de Beethoven. Quelques minutes plus tard, il est venu frapper à ma loge pour me demander s’il pouvait faire quelque chose pour me rendre plus à l’aise dans mon solo. J’ai trouvé ça si généreux de sa part de proposer de s’ajuster à moi alors qu’il est le maestro ! », explique le premier violon.

Drôle d’introverti

Pour sa fille Karin, Kent Nagano est le papa gâteau toujours prêt à l’accompagner dans une virée en trottinette pour aller manger une crème glacée au parc. Pour sa femme Mari, il est un conjoint spontané qui aime la faire rire et improviser. Mais pour le grand public et ses collaborateurs de l’OSM, le maestro Nagano est surtout un homme introverti et extrêmement réfléchi, une bête de travail qui ne prend rien à la légère.

« Kent est un homme réservé par définition. Ça vient sans doute de ses racines japonaises. Il faut apprendre à lui laisser le temps de réfléchir », confie Madeleine Careau, qui a maintes fois dû renoncer à saisir la balle au bond et à sauter sur certaines occasions.

PHOTO FOURNIE PAR L’OSM

« On n’a pas les derniers hits, on joue encore du Mozart, mais on vend néanmoins 200 000 billets par an », souligne Madeleine Careau, chef de la direction de l’OSM.

C’est un travailleur acharné, qui a une énergie débordante et ne compte pas ses heures. Mais il ne perd pas d’énergie ! Il faut lui laisser le temps d’adhérer au projet et de le mettre à sa main. Ensuite, il peut déplacer des montagnes.

Madeleine Careau, chef de la direction de l’OSM

Le plus grand défi de l’ex-assistant du chef d’orchestre a d’ailleurs été de jongler avec la personnalité plus introvertie de Nagano et ses obligations médiatiques.

« Je ne pense pas que sa place naturelle soit sous les feux des projecteurs. Mais il comprend que cela fait partie de ses responsabilités », note Marc Wieser.

« Le défi est de comprendre quand il a besoin de moments de paix, tout en respectant son agenda public complètement fou de maestro », ajoute-t-il.

L’homme qui parle aux animaux

L’ex-assistant a pourtant eu, dès ses premiers jours aux côtés du chef d’orchestre, le privilège d’entrevoir le côté plus décontracté de Nagano.

« Ma première semaine à l’OSM était juste avant l’Halloween et l’orchestre allait jouer costumé. Pour ma toute première réunion avec maestro, je devais trouver un uniforme de karaté et il voulait apporter sur scène un véritable sabre. J’ai écumé toute la ville et j’ai fini par échanger une photo dédicacée de Kent Nagano contre un sabre. Il ne s’attendait pas à ce que je le trouve et, quand il m’a vu arriver avec, il était si heureux ! Ça a donné le ton à notre relation, on savait qu’on pouvait rire et s’amuser tout en faisant bien les choses », estime Marc Wieser.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Mari Kodama, conjointe des 28 dernières années de Kent Nagano, pianiste professionnelle qu’il a rencontrée au cours d’un enregistrement en studio au début des années 90.

Derrière l’image publique du bourreau de travail se cache en effet un véritable boute-en-train, selon les dires de sa fille et de sa femme. Il paraîtrait même que le maestro Nagano parle aux animaux !

« C’est son talent caché ! Il parle aux chiens, aux chats, il comprend leur langage. On a un chat, Candy, qui est la petite sœur de notre fille. On est allé la chercher dans un refuge en Allemagne. Il a fait passer un test d’intelligence au chaton et elle est devenue membre de notre famille ! », confie Mari Kodama, la femme de Kent Nagano.

« Les animaux me comprennent et je les comprends. Quand on grandit dans la nature, il y a plus d’animaux que d’humains. Il faut bien parler avec quelqu’un ! Je me souviens que quand j’étais tout petit dans le village, il y a eu une célébration lors du recensement. On a déterminé pour la toute première fois qu’il y avait plus de gens que de vaches ! On était tellement heureux qu’on a fait un grand barbecue avec tous les gens du village. On a bien sûr tué une vache et laissez-moi vous dire que je n’ai pas parlé avec elle ! », s’amuse le maestro Nagano qui est aussi amateur de surf, de randonnée en montagne et de vélo.

« Il prend les choses au sérieux, mais, en même temps, il aime faire des folies. Il ne peut être trop impulsif au travail, mais il adore faire des surprises », précise sa conjointe des 28 dernières années, pianiste professionnelle qu’il a rencontrée au cours d’un enregistrement en studio au début des années 90.

Le travail, c’est sa vie

Également pianiste professionnelle, leur fille Karin habite avec sa mère et étudie à temps plein à Paris. La famille a aussi une maison en Californie, mais réside à l’hôtel quand Kent Nagano est à Montréal et à Hambourg. La jeune femme de 21 ans a ainsi toujours connu la vie avec un père sans cesse en déplacement.

C’est étrange, on a été séparés depuis que je suis toute petite, mais, malgré la distance géographique, nous sommes très proches. La famille a une grande importance pour lui. Il a été un très bon père et m’a toujours fait sentir que je suis importante.

Karin Nagano

« Quand on partage la même passion, on comprend pourquoi il est aussi absorbé par son travail. Il sacrifie tout à sa passion de la musique et des gens. Il n’y a pas de séparation entre son travail et sa vie. Le travail occupe toute sa vie. Mais il partage avec moi ce sur quoi il travaille. C’est pour moi une grande richesse. C’est aussi un père très drôle », ajoute-t-elle.

Alors que sa mère se charge de la discipline, Kent Nagano a plutôt le rôle du parent cool au sein de la famille. « Ma mère m’interdisait les choses et mon père était celui qui m’emmenait faire de la trottinette ! Je me souviendrai toujours que quand j’avais 10-11 ans, il m’a emmenée dans un parc en Allemagne pour manger une crème glacée et il m’a dit : “Tu sais, Karin, ce sont de petites choses comme ça qui rendent la vie plus belle.” Ça m’a beaucoup marquée et encouragée à apprécier les petites choses », se rappelle la fille du maestro Nagano, qui poursuit actuellement des études en architecture dans la Ville lumière.

« J’aurais voulu passer beaucoup plus de temps avec mon père. C’est difficile mais aussi inspirant de le voir vivre sa passion. Avec son départ de Montréal, il va au moins pouvoir venir à ma remise de diplômes pour mon baccalauréat l’an prochain ! », se réjouit Karin Nagano, alors qu’on ignore encore où sera engagé le maestro Nagano après son mandat à l’OSM.

Kent Nagano fera ses adieux à l’OSM au son de la Symphonie no 2 dite « Résurrection », de Gustav Mahler en juin 2020.